Dans l’esprit populaire, l’activité scientifique est souvent considérée comme une entreprise purement rationnelle, fondée sur la seule logique et dénuée de toute émotion, et la physique comme une science d’où toute contemplation esthétique est bannie. Les jugements de valeur n’y auraient pas droit de cité ; seuls compteraient des faits précis, froids, impersonnels. Pourtant, le scientifique que je suis est tout aussi sensible à la beauté et à l’harmonie de la nature qu’un artiste ou un poète. Dans mon travail, je me laisse souvent guider par des considérations d’esthétique, qui viennent s’ajouter à celles d’ordre rationnel. L’idée d’un travail scientifique dépourvu de tout sentiment est on ne peut plus erronée. L’homme est à la fois raison et émotion, et le scientifique, pas plus que quiconque, ne peut dissocier son affectivité de sa raison quand il tente de dialoguer avec la nature. Les plus grands savants ont exprimé un avis sans équivoque sur le rôle que joue la beauté en science. Ecoutons le mathématicien français Henri Poincaré : « Le scientifique n’étudie pas la nature pour un but utilitaire. Il l’étudié parce qu’il y trouve du plaisir ; et il y trouve du plaisir parce que la nature est belle. Si la nature n’était pas belle, elle ne vaudrait pas la peine d’être étudiée, et la vie ne vaudrait pas la peine d’être vécue{8}. » Je ne peux qu’y souscrire. Pour moi, le désir d’étudier le réel est sans aucun doute motivé en premier lieu par la perception de la beauté du monde.
Qu’est-ce que la beauté en science ? C’est d’abord la beauté physique du monde, celle qui nous saute aux yeux et qui nous éblouit. Ainsi, le Soleil n’est pas seulement source de vie, de lumière et d’énergie ; il est aussi source de splendeur et d’émerveillement. En jouant avec les gouttelettes d’eau, les molécules d’air et les cristaux de glace, en rebondissant sur la surface des grains de poussière, des arbres et des montagnes, en se reflétant sur les eaux des océans et des lacs, ou en se faufilant dans les nuages et les brumes, notre astre solaire est à l’origine de spectacles naturels qui apaisent le cœur et mettent du baume à l’âme. Une beauté qui nous console souvent et parfois nous sauve.
Le monde n’était pas « obligé » d’être beau, mais il se trouve qu’il l’est. Nous vivons dans un monde de merveilles optiques, et le ciel est une toile majestueuse où jouent couleurs et lumières les plus inattendues. Pensez à l’arche multicolore d’un arc-en-ciel qui surgit au milieu des gouttes de pluie à la fin d’un orage, et dont la taille imposante, l’harmonie des couleurs et la perfection de la forme circulaire constituent un pont entre la poésie et la science, et commandent l’admiration et la révérence. Pensez encore à la spectaculaire beauté des couchers de soleil, ce festival de tons jaunes, orangés et rouges qui illuminent le ciel juste avant que l’astre disparaisse sous l’horizon. Quand nous avons le blues, que la tristesse nous envahit, il suffit parfois de regarder un ciel bleu, ensoleillé et sans nuages pour que notre chagrin s’atténue. Les aurores boréales, ces lumières diffuses dont les couleurs, les formes et les mouvements semblent varier à l’infini, et que nous ne pouvons observer que dans les zones de hautes latitudes, sont d’une magie époustouflante. Nous vivons au milieu d’un monde exubérant de variété et de diversité, où la nature donne sans cesse libre cours à sa créativité et à son inventivité. Lors de mes fréquents voyages jusqu’aux observatoires du monde entier, je suis chaque fois émerveillé par les forêts de cactus dans l’aridité sauvage et majestueuse du désert d’Arizona où se dresse l’observatoire de Kitt Peak, ou par la splendeur de la cordillère des Andes chiliennes où se situe l’Observatoire européen austral. Parce qu’elle est inépuisable, la magnificence de la nature ne me laisse jamais indifférent.