La responsabilité du scientifique
Certains scientifiques estiment que leur travail ne consiste qu’à explorer et à découvrir, et que les applications de leurs découvertes ne sont pas du domaine de leur responsabilité. Je considère qu’une telle position relève de l’illusion, voire de l’aveuglement ou, pis, de la mauvaise foi. Le savoir confère du pouvoir et le pouvoir exige le sens des responsabilités, le sentiment d’être comptable des conséquences directes ou indirectes de ses actes. Trop souvent, des recherches scientifiques menées avec d’excellentes intentions (ce qui n’est pas toujours le cas) sont utilisées par les politiciens, les militaires et les hommes d’affaires à des fins douteuses. Le chercheur ne peut pas jouer la politique de l’autruche et feindre d’ignorer cette interpénétration inévitable de la science, du pouvoir et de l’économie.
Le problème de la responsabilité du scientifique s’est posé de façon dramatique au cours de la Seconde Guerre mondiale, lors du projet « Manhattan » visant à fabriquer la première bombe atomique. La communauté scientifique pensait que Hitler possédait déjà les moyens d’en construire une, il fallait donc le prendre de vitesse. Les meilleurs physiciens que comptaient les pays alliés se sont alors rassemblés dans un laboratoire top secret à Los Alamos, dans le désert du Nouveau-Mexique, pour construire la bombe A, sous la direction du physicien américain Robert Oppenheimer. Le premier essai eut lieu à l’aube d’un matin de juillet 1945 à Alamogordo, et en entendant la fantastique déflagration et en voyant le nuage noir en forme de champignon s’élever dans le ciel, Oppenheimer sut que le monde ne serait plus jamais le même. Deux vers de la Bhagavad-Gita lui traversèrent l’esprit :
« Je suis devenu la mort,
Je me suis transformé en destructeur des mondes. »
Prémonition qui ne se révéla malheureusement que trop juste quand, sur l’ordre du président américain Harry Truman, deux bombes furent lâchées trois semaines plus tard, les 6 et 9 août 1945, sur les villes d’Hiroshima et de Nagasaki, les rasant entièrement et tuant plus de la moitié de leurs populations – deux cent mille personnes à Hiroshima et cent quarante mille à Nagasaki.
Le génie s’était échappé de la bouteille et il fallait l’y ramener à tout prix. Nombre de physiciens commencèrent à militer avec passion pour le contrôle international de l’énergie atomique. Oppenheimer refusa dans les années 1950 de participer à la construction d’une bombe encore plus puissante, la bombe H (celle-ci dérive son énergie de la fusion de l’hydrogène, tandis que la bombe A tire la sienne de la fission de l’uranium et du plutonium). L’Amérique était alors en plein maccarthysme, au cœur d’une paranoïa anticommuniste exacerbée. Le physicien américain Edward Teller, réfugié hongrois traumatisé par le communisme soviétique, se ligua avec le sénateur McCarthy pour taxer Oppenheimer d’activités procommunistes. Ce dernier ne se remit jamais de cette accusation injuste et sa carrière en souffrit. J’ai toujours eu beaucoup de sympathie pour les vues de cet homme, figure tragique de l’histoire des relations entre science et politique.
Quant à Edward Teller – qui m’évoque le docteur Folamour du cinéaste Stanley Kubrick –, il s’est de nouveau manifesté en 1983 comme conseiller scientifique du président Ronald Reagan sur le programme américain de défense stratégique baptisé « Guerre des étoiles » – d’après le titre de la très populaire épopée cinématographique de George Lucas. L’idée était de construire un « bouclier » qui protégerait les Etats-Unis d’une attaque éventuelle de l’Union soviétique par des missiles nucléaires intercontinentaux. Il consisterait en des projectiles intercepteurs et des lasers très puissants, installés sur Terre ou dans l’espace, qui pulvériseraient les missiles soviétiques avant que ceux-ci n’atteignent leur destination. Du point de vue technique, je n’ai jamais pensé qu’un tel bouclier pût être construit. Et c’est aussi l’avis des experts : il eût fallu un niveau d’informatique et de puissance de laser que la technique du moment était encore très loin de pouvoir fournir. Et puis, en supposant même que nous possédions un jour la technique, comment tester un tel système ? Quoi qu’il en soit, la chute du mur de Berlin en 1989, l’effondrement de l’Union soviétique et la fin de la guerre froide en 1991 ont rendu le projet caduc.
À l’inverse de Teller, je pense qu’il est inexcusable qu’un scientifique travaille en toute connaissance de cause au développement d’instruments de destruction massive et de mort. J’ai été très choqué d’apprendre que certains grands scientifiques américains, comptant parmi eux des lauréats du prix Nobel, avaient participé pendant la guerre du Vietnam aux travaux de la « division Jason », un comité d’experts constitué par le Pentagone dans le but de développer des techniques de guerre et de nouvelles armes. J’étais révolté à l’idée que ces têtes pensantes des départements de science des universités américaines puissent se rassembler plusieurs mois chaque année afin de concevoir des armements dont ils savaient pertinemment qu’ils allaient être utilisés pour tuer.