Une éducation à la française

Je suis le produit de trois cultures. Né vietnamien, éduqué à la française, j’ai acquis toute ma science aux États-Unis. J’y vis maintenant, et c’est là que j’enseigne et mène mes travaux. Ce que je suis et ce que je cherche résultent, comme toujours, d’un mélange d’inné et d’acquis. Les « fées » m’ont doté de certaines prédispositions – je suis le produit de mes gènes –, mais ma ligne de vie a aussi été tracée par les aléas et les vicissitudes de l’histoire de mon pays. Je suis venu au monde dans une famille aisée de lettrés en 1948 à Hanoi, capitale administrative du Tonkin. L’occupation japonaise du Vietnam prenait fin, et les Français s’efforçaient de reprendre la main sur leur ancienne colonie, divisée administrativement en trois provinces, le Tonkin au nord, l’Annam au centre et la Cochinchine au sud. La guerre d’indépendance menée par Ho Chi Minh et ses compagnons contre les colonialistes français faisait rage. Trop jeune alors, je n’ai pas de souvenirs précis de cette époque, mais j’étais conscient d’une grande effervescence et d’événements graves qui se déroulaient autour de moi.

J’ai pourtant en mémoire de manière vivace cette année fatidique de 1954 où mes parents choisirent de tout abandonner – famille, emploi, maison et autres biens – pour s’installer au sud. Cette décision fut la conséquence de la débâcle militaire des forces françaises face au Viet-minh à Dien Bien Phu, le 8 mai, et de la scission du Vietnam au niveau du 17e parallèle. À Hanoi, si les classes les plus démunies restaient dans l’expectative quant à l’arrivée au pouvoir de Ho Chi Minh, la débandade soudaine des Français et la partition du pays plongèrent les familles aisées dans une profonde anxiété. Mon père, qui était haut fonctionnaire dans l’ancien gouvernement, n’avait pas le choix : s’il restait au nord, il serait certainement persécuté sinon exécuté par les communistes. Il fallait faire vite car le Viet-minh allait prendre le contrôle de Hanoi en octobre. Mes parents remplirent donc tant bien que mal quelques valises, et, un matin de juillet, nous prîmes l’avion, le cœur lourd, car nous ne savions pas si nous aurions un jour l’occasion de revoir Hanoi, notre demeure et nos oncles, tantes et cousins laissés derrière nous.

Ma famille ne fut pas la seule à participer à ce grand exode vers le sud : en tout, près d’un million de Nord-Vietnamiens firent le voyage. La division du pays entraîna l’éclatement des familles, tout au moins de celles qui appartenaient à la bourgeoisie : certains décidèrent de rester au nord par sympathie pour Ho Chi Minh et sa lutte anticoloniale, d’autres, comme mon père, partirent au sud, et d’autres encore, comme plusieurs de mes oncles, anciens fonctionnaires de l’administration coloniale française, décidèrent de rejoindre la France. À vrai dire, cette déchirure des familles avait déjà commencé en 1945 quand le Viet-minh avait lancé sa guerre anticoloniale contre la France : certains fils de familles aisées, séduits par la philosophie égalitaire communiste, mais aussi par idéalisme et nationalisme, avaient décidé d’abandonner leur milieu bourgeois et de rejoindre Ho Chi Minh et ses forces révolutionnaires afin de chasser le colonisateur ; d’autres, au sein de la même famille, étaient fermement anticommunistes. Ce qui était à l’origine de disputes et de drames familiaux sans fin. L’histoire se répétera vingt et un ans plus tard, en 1975, lors de la conquête de Saigon par les troupes nord-vietnamiennes et de la réunification du Vietnam. Les vicissitudes de mon pays ont fait que nombre de familles vietnamiennes ont maintenant leurs membres dispersés un peu partout sur le globe. La mienne n’échappe pas à cette règle : ma mère et l’une de mes sœurs habitent Paris, je vis aux Etats-Unis, de même que deux de mes sœurs, alors qu’une quatrième réside en Suisse.

Au Sud-Vietnam, notre famille s’installa à Dalat, station balnéaire de province des hauts plateaux que, du temps colonial, les Français fréquentaient durant les mois de chaleur étouffante de la mousson, afin d’échapper à la moiteur ambiante et trouver un peu de fraîcheur. Dalat, découverte dans les années 1920 par le Français Alexandre Yersin célèbre pour avoir isolé le bacille de la peste –, était, pendant toute l’année, une sorte de havre de douceur au climat tempéré au milieu de la chaleur tropicale. Mon père, titulaire d’un diplôme de droit de l’université de Hanoi, fut nommé magistrat à la cour locale.

Très tôt, mes parents, suivant en cela bon nombre de familles aisées de la bourgeoisie vietnamienne, décidèrent de me mettre à l’école française, qui avait la réputation de dispenser une éducation rigoureuse et un enseignement de qualité. J’entrai donc au lycée Yersin à Dalat. Quand mon père fut promu juge à la cour d’appel de Saigon en 1956 et muté dans la capitale sud-vietnamienne, je continuai mes études primaires au lycée Saint-Exupéry, puis secondaires au lycée Jean-Jacques-Rousseau, l’ancien collège Chasseloup-Laubat. Mes sœurs aussi reçurent une éducation française. Les Français, imbus de la « mission civilisatrice de la France » et du rayonnement de la culture française, maintinrent des lycées à Saigon jusqu’à la fin des années 1960. J’appartiens ainsi à la dernière génération d’intellectuels vietnamiens formés à la française.

Toute mon éducation primaire et secondaire, de l’école maternelle au baccalauréat, s’est donc déroulée en français. Durant mon adolescence, je n’ai reçu que des bribes de culture vietnamienne, distribuées çà et là pendant les quelques heures de cours hebdomadaires où nous apprenions l’histoire et la littérature de notre pays. J’ai grandi dans un contexte postcolonial. Mes professeurs, pour la plupart des fonctionnaires de l’Éducation nationale mandatés par la France, n’avaient plus pour mission de faire de moi un « petit Français des colonies ». Je ne faisais plus partie de ces générations d’intellectuels vietnamiens qui, avant moi, devaient ânonner, dès les bancs de l’école primaire, lors des cours d’histoire, cette phrase absurde et ridicule : « Nos ancêtres les Gaulois… » D’autant plus que, dans mon cas, l’enseignement français qui m’était dispensé ne s’enracinait pas dans un terrain totalement vierge.