Héritier du confucianisme

J’étais profondément imprégné de culture confucéenne, non parce qu’elle me fut inculquée à l’école, mais par osmose avec la culture vietnamienne et par mon environnement familial. Car, avant tout, le confucianisme est une philosophie de vie, non pas enseignée mais vécue. Les expressions et citations d’inspiration confucéenne abondent dans le langage de tous les jours comme dans la littérature vietnamienne. Les enseignements de la tradition confucéenne nous étaient rappelés sans cesse par des inscriptions au fronton des monuments.

Depuis ma plus tendre enfance, j’étais conscient de descendre d’une longue lignée de confucéens. Bien que je n’aie pas appris ni étudié les textes de cette tradition en détail à l’école, les hommes de ma famille – mes arrière-grands-pères, mes grands-pères, mon père – étaient les uns des mandarins, les autres des lettrés, tous profondément imprégnés de confucianisme. Pendant quelque dix siècles, la pensée confucéenne, née en Chine au Ve siècle avant notre ère, importée lors de la période de domination chinoise qui dura jusqu’au Xe siècle, fut en effet le support intellectuel et idéologique du Vietnam constituant la doctrine officielle des concours de mandarinat organisés dans le Vietnam d’antan sous la haute autorité de l’empereur lui-même. De l’an 1075 jusqu’au début du XXe siècle, le dernier concours ayant eu lieu en 1919, les jeunes Vietnamiens les plus doués devaient ainsi non seulement disserter sur la littérature, la morale et la politique, mais aussi composer un poème et rédiger des textes administratifs. Ouverts à tous (sauf aux comédiens et aux femmes), les concours n’avaient lieu qu’une fois tous les trois ans. La première étape consistait à passer les concours régionaux. Seuls ceux qui les avaient réussis pouvaient se présenter aux concours impériaux organisés dans la capitale. Les candidats reçus décrochaient le titre de tien si, l’équivalent du doctorat français. Il y avait chaque fois très peu d’élus, à peine quelques dizaines parmi les milliers de candidats. Pendant les dix siècles que dura le concours, un peu plus de dix mille « doctorats » seulement furent décernés.

Les lauréats (à la fois des concours régionaux et impériaux) étaient ensuite recrutés comme mandarins, c’est-à-dire comme fonctionnaires chargés de l’administration du royaume et de l’exécution de la volonté impériale. Ainsi était sélectionnée la crème des jeunes Vietnamiens pour aider à gérer le pays, et cela sans aucune distinction d’origine ou de classe sociale : en ce sens, c’était une institution « démocratique » avant l’heure. À première vue, le concours accomplissait la même fonction que l’École nationale d’administration française, mais y réussir dépassait de loin en prestige l’admission dans une grande école ou la réussite universitaire. L’heureux lauréat, promu socialement, accédait au cercle très fermé des représentants de Sa Majesté impériale. C’est pourquoi, des siècles durant, travailler pour devenir mandarin était le rêve suprême de tout jeune adolescent vietnamien, tandis que celui de toute jeune fille de bonne famille était d’épouser un lettré dans l’espoir qu’il accède un jour au mandarinat. Enfant, j’écoutais mon grand-père maternel et mon père parler avec nostalgie de cette période révolue.

Ces concours expliquent aussi le respect que les Vietnamiens ont pour les études. Celles-ci étaient tant à l’honneur, et l’obsession des concours mandarinaux si répandue que les écoles proliféraient partout. Les études étaient considérées comme la voie royale pour améliorer son statut social et réussir sa vie. Chaque famille, si pauvre fut-elle, faisait les sacrifices nécessaires pour envoyer ses enfants à l’école. Ce respect pour l’éducation fait partie intégrante de la culture vietnamienne. Il a perduré au Vietnam longtemps après que le système du mandarinat eut disparu, et malgré les guerres française et américaine. Les expatriés vietnamiens ont conservé cette révérence dans les pays où ils se sont installés. Que ce soit aux États-Unis ou en France, même si la première génération d’immigrés (les boat-people par exemple) a souvent dû faire face à des conditions matérielles difficiles, ils sont prêts à tous les sacrifices pour envoyer leurs enfants dans les meilleures écoles et universités. Ceux-ci sortent bardés de diplômes, ce qui leur permet de bien s’intégrer professionnellement et socialement dans leur pays d’adoption.

Au-delà du respect pour l’éducation, le confucianisme m’a aussi profondément marqué par sa notion de ren, qui peut être traduite par « plénitude d’humanité » ou « amour de l’humain » et qui constitue la pierre angulaire de l’enseignement confucéen. Confucius (551-479 av. J.C.) est le premier penseur en Chine à placer clairement l’homme au centre de sa réflexion. Humaniste, au plein sens de ce terme, il ramène la philosophie sur terre, laissant les dieux à leurs lointains empyrées. Il exprime ce souci de l’humain ainsi : « Parler de mystères, opérer des miracles pour laisser un nom à la postérité, je ne le fais point… Les dieux, il faut les vénérer, certes, mais s’en tenir à distance… Le tao (la voie) n’est pas en dehors de l’homme ; celui qui crée une voie hors de l’homme ne saurait en faire une voie véritable. L’homme de bien (junzi) se contente de transformer l’homme, il s’en tient là {1} »

Vertu suprême, le ren vaut davantage que les plus grands honneurs. Jamais acquis d’emblée, il s’obtient par de constants efforts. Pour le maître, seul l’amour de l’humanité peut conduire à devenir un homme de bien. Celui-ci doit montrer de la compassion et de la bonté envers autrui, « ne jamais faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas que l’on fasse à soi-même », équivalent du fameux précepte judéo-chrétien. Il doit aussi être instruit, ce qui lui permet d’adopter une attitude juste dans toutes les circonstances de la vie, et courageux afin de remplir ses obligations. Pour cela, il doit agir selon le li (le rite). Ce mot a une triple signification, religieuse, sociale et morale, indiquant aussi bien le cérémonial des cultes que les règles à observer dans les rapports sociaux. Chacun se doit de montrer une bonne tenue, par respect non seulement pour les autres, mais aussi pour soi-même. Chaque parole, chaque geste de l’homme de bien doit s’accomplir selon des rites. Il y a des règles de conduite précises à suivre dans tout rapport social : pour se comporter envers ses supérieurs et inférieurs (entre roi et sujet, ou entre administrateur et administré par exemple), envers ses amis, et au sein même du cercle familial. Les enfants se doivent d’être obéissants envers leurs aînés et faire preuve en toute situation de piété filiale envers leurs parents. Selon Confucius, quand une société vit selon le li, tout se passe sans accroc car toute chose et toute personne sont à leur juste place : « Le travail de soi sur soi mené à bien, on peut mettre de l’ordre dans sa famille ; ayant bien géré sa famille, on peut participer à l’administration de son pays ; ayant bien administré son pays, on peut contribuer à pacifier le monde. »

Les concepts confucéens de respect des ancêtres et des aînés et de piété filiale sont profondément ancrés en moi. C’est sur ce fond ancestral que s’est implanté l’enseignement français.