… et comment la neige me fit choisir le soleil californien
Mais où aller pour me former à la physique au plus haut niveau ? J’avais caressé depuis longtemps le rêve de me rendre aux États-Unis. Avant mon départ de Saigon, j’avais eu l’occasion d’aller au Centre culturel américain pour consulter les brochures de quelques grandes universités américaines qui bénéficiaient d’une réputation scientifique mondiale et m’avaient été chaudement recommandées : le MIT (Massachusetts Institute of Technology) à Boston, le Caltech (California Institute of Technology) à Pasadena et l’université de Princeton dans le New Jersey. Outre que la ville de Princeton revêtait une signification spéciale pour moi, car Einstein, mon héros de jeunesse, y avait travaillé à l’Institut des études avancées (Institute for Advanced Studies) pendant les vingt-deux dernières années de sa vie, ces universités, telles que décrites dans les brochures, m’avaient ébloui par leur cadre idyllique et leurs ressources : de beaux campus avec une vie culturelle et sociale active, des laboratoires ultramodernes où travaillaient et enseignaient les professeurs les plus réputés. Mais se posait bien sûr le problème de la langue. Le peu d’anglais que je connaissais m’avait été dispensé au lycée de Saigon, au rythme de quelques heures de cours par semaine pendant lesquelles la classe faisait surtout des exercices de traduction. J’avais une connaissance livresque de la langue de Shakespeare, mais ne la parlais pas couramment. Malgré ce handicap, je décidai de sauter le pas : le désir de me faire enseigner la physique par les esprits les plus brillants du monde était trop fort. Et puis, à dix-huit ans, on a toutes les audaces. J’envoyai donc aux trois universités une demande d’admission.
Non sans m’interroger sur l’issue de ma requête. Il y avait de quoi. Les universités prestigieuses auxquelles je postulais n’admettaient que la crème de la crème des étudiants sortant des lycées américains (le top 1%). Ferais-je le poids ? Je me disais aussi que les Américains ne devaient pas bien connaître le cursus français, et que pour eux le baccalauréat ne voulait peut-être pas dire grand-chose. De plus, je leur demandais un soutien financier. En effet, le coût des études universitaires aux États-Unis – des dizaines de milliers de dollars par année académique – dépassait de beaucoup ce que mon père gagnait annuellement. Sans bourse, il était hors de question que je puisse aller y étudier. Pour couronner le tout, je postulais pour une admission en deuxième année, car je ne voulais pas perdre le temps passé à Lausanne. Comme je m’y attendais, les universités américaines, ne pouvant pas jauger le niveau de mes connaissances, me firent passer une longue série de tests. Je réussis les examens de mathématiques et de physique, et obtins des résultats moins brillants mais néanmoins décents en anglais. Et non seulement je fus admis dans les trois universités, mais toutes m’offrirent une bourse ! C’est là une des principales qualités des grandes universités américaines : leur volonté d’aider et d’encourager les étudiants dont elles perçoivent le talent, quelle que soit leur condition sociale.
Les résultats dépassaient toutes mes espérances. Je n’avais maintenant que l’embarras du choix. Devrais-je aller à Caltech sur la côte ouest des États-Unis, ou choisir le MIT ou Princeton sur la côte est ? Je ne pouvais les différencier par leur niveau académique : chacune des trois, j’en étais persuadé, me donnerait une formation en physique de premier ordre. Finalement, c’est pour une raison tout à fait futile que je choisis d’aller en Californie : ayant grandi dans un pays tropical et découvert en Suisse que le froid n’était vraiment pas à mon goût, j’avais envie de soleil. Et puis il y avait le mythe de la Californie, avec ses plages, ses belles filles et ses surfeurs chantés par les Beach Boys…
Après un stage d’anglais à l’université du Pays de Galles pendant l’été, je suis arrivé à Caltech fin août 1967. Je me souviendrai toujours du moment où j’ai posé les pieds pour la première fois sur le sol américain à l’aéroport de Los Angeles, la « cité des anges ». Je cherchais fébrilement des yeux l’étudiant de Caltech qui avait gentiment proposé de venir m’attendre et de me ramener en voiture au campus situé à plus d’une heure de route de l’aéroport, dans la ville de Pasadena. Dans la voiture, je découvris avec stupéfaction l’immensité de ce territoire, avec la ville de Los Angeles qui s’étendait à perte de vue. Je découvris aussi la civilisation de l’automobile, avec son énorme réseau d’autoroutes, ses innombrables véhicules à la taille démesurée, ses multiples stations d’essence et motels et ses divers fast-food. L’American way of life que j’avais vu tant de fois à la télévision et au cinéma prenait corps devant mes yeux. Une pensée traversa brièvement mon esprit, qui me serra le cœur : avais-je pris la bonne décision en quittant la Suisse et en laissant derrière moi mon oncle et mes amis d’université pour un pays dont la culture m’était aussi étrangère, où je ne connaissais personne et dont je ne parlais même pas la langue ?
La découverte du campus de Caltech dissipa vite ces doutes. C’était vraiment un lieu d’exception. Caltech était en quelque sorte la Mecque de la science mondiale. La qualité de l’enseignement et de la recherche qui y étaient pratiqués était extraordinaire. Les professeurs étaient tous des chercheurs de réputation internationale, des maîtres incontestés dans leurs domaines respectifs. Un grand nombre avaient été élus à l’Académie des sciences américaine, et cinq d’entre eux avaient été récompensés par le prix Nobel. Il y avait sur le campus de très grands physiciens, tels Richard Feynman, Prix Nobel de physique 1965, l’un des fondateurs de l’électrodynamique quantique (la théorie des interactions entre les électrons et les photons), considéré comme l’un des physiciens les plus brillants et les plus créatifs de sa génération ; ou encore Murray Gell-Mann, Prix Nobel de physique 1969, inventeur du quark, composante fondamentale de la matière.
Moi qui aspirais à apprendre la physique fondamentale, je ne pouvais être mieux loti !
Très sélectif, Caltech ne recrutait en ce temps-là qu’environ deux cents étudiants par an. Pour enseigner aux quelque huit cents étudiants (il fallait quatre ans pour obtenir un diplôme de Bachelor of sciences, à peu près équivalent à la licence française), il y avait environ quatre cents professeurs et chercheurs. Autre privilège suprême, je pouvais frapper à tout moment à la porte de n’importe lequel d’entre eux, et tous ces grands esprits prenaient le temps de me parler ! Voilà qui me changeait, venant d’un système éducatif français dans lequel enseignants et étudiants gardaient toujours une certaine distance. J’étais époustouflé que Feynman, une des sommités de la physique contemporaine, prenne le temps de répondre patiemment aux questions que des gamins de dix-huit ans lui posaient, quand il ne plaisantait pas avec eux. Et j’étais tout aussi stupéfait de la liberté incroyable dont faisaient preuve les étudiants, certains allant pieds nus, tout débraillés, à des cours donnés par un prix Nobel !
Au début, mon manque de maîtrise de la langue me joua des tours et me rendit la vie dure. C’était un cauchemar que de répondre au téléphone : je disais yes ou no presque au hasard à la voix à l’autre bout du fil. Heureusement qu’en science les équations sont écrites dans le langage universel des mathématiques. Mais, à dix-neuf ans, les connexions neuronales se réaménagent facilement et on apprend vite. Pour moi, c’était une question de swim or sink : soit j’apprenais vite à nager dans ce nouveau monde, soit je coulais. Je décidai de nager et appris à parler anglais en un trimestre, non pas en prenant des cours intensifs, mais par osmose, en le pratiquant.