La guerre américaine

J’ai passé une adolescence heureuse et somme toute presque normale à Saigon, malgré une nouvelle guerre qui s’est vite profilée à l’horizon. Commencée comme un conflit interne entre le Nord et le Sud-Vietnam, elle a rapidement dégénéré en confrontation tous azimuts entre le Vietnam et les États-Unis.

En effet, le traité de Genève en 1954 prévoyait des élections générales deux ans plus tard afin de mettre en place un seul gouvernement dans un Vietnam unifié. Les Américains, quoique signataires du traité, s’y opposèrent : Ho Chi Minh, fort de sa grande popularité de héros national après sa victoire sur les Français, avait de grandes chances d’être élu. Les Américains ne pouvaient prendre le risque de laisser le Vietnam devenir communiste. En ce début des années 1950 où le maccarthysme régnait aux États-Unis, le communisme était présenté comme le Grand Satan qui détruirait l’American way of life. Devant ce non-respect du traité de Genève, Ho Chi Minh commença en 1956 à encourager un mouvement de résistance armée contre le gouvernement du Sud-Vietnam, mené par le Viet-cong. Les Américains réagirent en envoyant d’abord des « conseillers », puis des soldats… Ce fut le début de l’atroce guerre américaine du Vietnam qui coûta la vie à plus de cinquante mille GI et à plus de deux millions et demi de Vietnamiens, dont environ deux millions de civils. Une guerre pendant laquelle les États-Unis larguèrent davantage de bombes sur le Vietnam que sur toute l’Europe pendant la Seconde Guerre mondiale. Un conflit où on commença à utiliser des poisons chimiques à outrance, en particulier le défoliant appelé « agent orange », pour tenter d’éradiquer la jungle et priver le Viet-cong de refuge, et dont les malformations génétiques qu’il causa dans la population sont encore visibles des générations plus tard chez certains enfants vietnamiens. Ce conflit terrible n’épargna aucune famille, et aucun Vietnamien n’en sortit indemne.

Saigon tomba aux mains des communistes le 30 avril 1975. Le pays fut enfin unifié et la paix retrouvée. En plus d’innombrables morts et d’incommensurables souffrances, le peuple vietnamien avait perdu plus de trente ans (soit deux générations entières) de son histoire à mener successivement deux guerres d’indépendance, l’une contre la France et l’autre contre les États-Unis. Après cent dix-sept ans de présence étrangère sur son sol, le Vietnam était de nouveau souverain, témoignant une fois encore de sa détermination et de sa volonté d’indépendance. En effet, au Xe siècle, après s’être libéré de la domination féodale de son grand voisin du nord, la Chine, le Vietnam fut périodiquement menacé par des tentatives de reconquête de la part de dynasties chinoises successives. Au XIIe siècle, la lutte contre la dynastie des Song battait son plein ; l’invasion mongole au siècle suivant ne fut repoussée que grâce à une mobilisation générale du pays ; au début du XVe siècle, ce fut au tour des Ming d’être chassés au terme d’une guerre de libération de dix ans et, à la fin du XVIIIe siècle, les Tsing finirent par être expulsés malgré une importante armée.

Pour moi, la vie à Saigon de 1958 à 1966 se déroula presque ordinairement. Le conflit n’avait pas encore atteint son paroxysme, même si, à partir de 1966, les Américains avaient déjà sur place un contingent d’environ un demi-million d’hommes. Les combats se déroulaient surtout en campagne, loin de la capitale. Saigon était bien protégée, mais l’atmosphère de guerre était omniprésente. Je me souviens des barbelés et des sacs de sable qui se multipliaient aux coins des rues, surtout aux alentours des installations américaines. Leur ambassade était une vraie forteresse, bardée de gardes. J’ai en mémoire plusieurs attentats terroristes en pleine ville, causant mort et dévastation. Au loin, on pouvait entendre les bombardements des B52 qui déversaient des chapelets de bombes sur la jungle et la campagne, refuge du Viet-cong. Alors la terre tremblait, les vitres vibraient et un grand rougeoiement était visible à l’horizon.

Malgré la guerre qui la cernait, Saigon surfait sur une vague de prospérité factice, causée par l’afflux de dollars et de produits envoyés des États-Unis pour soutenir l’effort de guerre. Les Américains dépensaient sans compter : ils louaient les plus belles villas de la capitale à des prix exorbitants, fréquentaient les bars et les boîtes de nuit, qui poussaient comme des champignons et défiguraient les quartiers les plus chic de la ville, et patronnaient sans vergogne la faune des prostituées qui s’était considérablement développée. Certaines familles, profitant de ces largesses, prospérèrent. Les vitrines des magasins se remplirent de postes de télévision, de réfrigérateurs, de téléphones et autres merveilles de la technologie moderne pour satisfaire les besoins de ces nouveaux riches. Mais il y avait le revers de la médaille : des milliers de paysans affluaient de toute part vers la capitale pour échapper aux combats qui faisaient rage dans leurs villages ; dépouillés de leurs biens, ils survivaient tant bien que mal de mendicité. Il n’était pas rare de voir des gens mutilés par la guerre, des enfants orphelins tendre la main, fouiller les poubelles ou dormir sur le trottoir. Les délits et les vols se multiplièrent. La vie aisée des citadins côtoyait la misère extrême des paysans délogés de leur campagne par la guerre.

Aux combats s’ajoutait une instabilité politique grandissante. Le régime du président Ngo Dinh Diem, mis en place par les Américains, devenait de plus en plus impopulaire. Catholique, le président vietnamien considérait les pagodes bouddhiques comme des centres de résistance à son pouvoir. En avril 1963, il fit interdire la célébration du Wesak, jour de l’anniversaire du Bouddha. Ce qui souleva un tollé dans la population, en grande partie bouddhiste. Des manifestations eurent lieu dans nombre de villes dont Saigon, qui furent réprimées dans le sang par la police. En protestation, plusieurs moines s’immolèrent par le feu devant les caméras de télévision du monde entier.

C’en était trop pour les Américains : cette instabilité politique ne pouvait que nuire à l’effort de guerre. Il fallait à tout prix remplacer Diem. En accord avec le président Kennedy, la CIA organisa un coup d’État avec des généraux rebelles. Je l’ai pratiquement vécu en direct, car notre maison était juste en face du palais présidentiel. Je garderai toujours le souvenir de cette nuit du 1er novembre 1963 où, tapi avec ma famille au fond d’une tranchée creusée à la va-vite dans notre jardin, j’écoutais avec anxiété le bruit des tanks rebelles qui encerclaient le palais et de leurs canons qui tonnaient par intermittence. Les combats entre les troupes de Diem et les rebelles ont duré toute la nuit : les mitraillettes crachaient leurs munitions sans répit et les balles sifflaient de partout au-dessus de nos têtes. Le jour s’est levé sur un silence de mort. Quand nous sommes sortis de la tranchée, le sol était jonché de balles et de fusils abandonnés par les soldats du palais qui avaient fui. C’est vraiment par miracle que nous avons été épargnés.