L’homme et l’univers sont en étroite symbiose

Il est deux autres raisons pour lesquelles je pense que la vie et la conscience n’ont pas émergé par hasard dans un univers qui leur serait totalement indifférent. La première a trait à la mécanique quantique, la physique qui décrit l’infiniment petit et qui régit le comportement des atomes et des particules subatomiques. En démontrant que toute particule de matière ou de lumière possède deux visages complémentaires (particule et onde) selon l’état de l’instrument qui la mesure (activé ou pas), elle nous fournit une vue tout à fait étonnante du réel qui défie le « bon sens ». Objet et sujet ne sont plus des entités radicalement distinctes, mais indissolublement liées. Parce que l’observateur et le phénomène observé sont interdépendants, il était inévitable qu’un être conscient émerge dans l’univers pour l’observer et lui donner un sens. Ainsi peut-on penser que l’homme participe par sa présence à la genèse même de l’univers, ce que le physicien américain John Wheeler a appelé le « principe anthropique participatoire ».

Un dernier argument me conduit à penser que la conscience n’est pas un simple accident de l’évolution cosmique, un événement contingent qui aurait pu fort bien ne pas se produire, mais qu’elle est le résultat inéluctable de lois physiques et biologiques réglées depuis le début de façon extrêmement précise. Cet argument tient au fait étonnant que l’univers est compréhensible et intelligible. Nous aurions tout à fait pu vivre dans un univers où les régularités seraient si bien cachées, les motifs si bien dissimulés, que déchiffrer le code cosmique eût été impossible au cerveau humain. À l’inverse, nous aurions très bien pu habiter un univers où les régularités seraient si évidentes qu’aucun effort mental n’eût été requis pour en saisir le sens. Or nous ne vivons ni dans l’un ni dans l’autre de ces cas extrêmes, mais dans un univers intermédiaire où la difficulté du code cosmique semble être mystérieusement ajustée à l’aptitude du cerveau humain à le comprendre. Que penser de cet extraordinaire ajustement ?

Pour le darwiniste convaincu, ce qui paraît être une surprenante coïncidence n’est que l’œuvre de la sélection naturelle : celle-ci a façonné le cerveau de l’homme afin qu’il comprenne la nature et s’adapte mieux à son environnement, ce qui améliore ses chances de survie. Je ne peux nier que l’évolution darwinienne ait contribué à développer nos capacités mentales, les préparant à mieux connaître le monde et à mieux affronter les défis de la vie, mais il ne faut pas oublier que nous appréhendons le monde de deux manières distinctes : d’une part, nous en avons une connaissance directe, sensorielle et instinctive ; d’autre part, nous en possédons une connaissance intellectuelle, réfléchie, moins immédiate. Si nous regardons une pomme tomber dans le verger, nous pouvons nous contenter d’une connaissance purement sensorielle. Nous pouvons admirer la couleur de sa peau, suivre sa chute de la branche du pommier jusqu’au sol, prêter l’oreille au bruit de l’impact sur l’herbe, ou encore anticiper sa saveur quand nous la croquerons. Mais nous pouvons aussi considérer la chute du fruit à un niveau beaucoup plus abstrait : nous pouvons utiliser la loi de la gravitation de Newton pour calculer précisément la trajectoire suivie par la pomme dans sa chute, le temps qu’elle met à toucher le sol, l’endroit où elle atteint l’herbe, sa vitesse d’impact, et vérifier tous ces calculs par des mesures précises. Il n’existe a priori aucune connexion entre ces deux modes de connaissance.

Si la connaissance sensorielle répond bien à une nécessité biologique – il est certainement utile que nous soyons conscients de la chute de la pomme pour l’esquiver et ne pas être blessé –, il n’en va pas de même de la connaissance intellectuelle. Quand un projectile fonce vers nous, plutôt que de réfléchir et de calculer sa trajectoire, nous réagissons de manière instinctive pour l’éviter. Quand nous sautons par-dessus un fossé, nous prenons instinctivement assez d’élan pour nous retrouver de l’autre côté, sans nous attarder à analyser la situation en fonction des lois de la mécanique et de la gravitation. Ce comportement instinctif est analogue à celui des animaux : un chien qui bondit pour attraper une balle au vol ne connaît assurément pas les lois physiques ; un papillon qui bat des ailes pour voler le fait sans la moindre notion des principes hydrodynamiques ; les abeilles qui construisent une ruche le font dans l’ignorance des règles de l’architecture. Cette connaissance intuitive est inscrite dans les gènes du chien, du papillon et de l’abeille, tout comme notre instinct, façonné à partir des expériences de nos ancêtres en des temps immémoriaux, est de nature génétique.

La lutte pour la survie ne requiert pas la connaissance des lois de la propagation de la lumière, ni la compréhension de la formation de l’univers, des galaxies ou des trous noirs. Une connaissance poussée de la structure des atomes ou des cellules n’est pas d’une utilité immédiate dans la compétition pour des ressources limitées. Après tout, les premiers humains s’en sont très bien passés pendant des millions d’années. Si seule la connaissance sensorielle du monde est indispensable à notre survie, si elle seule relève d’une nécessité biologique, alors pourquoi l’homme est-il doué d’une « déraisonnable efficacité » lorsqu’il s’agit de comprendre l’univers ? Pourquoi peut-il se rendre compte que le cosmos est bien plus qu’une juxtaposition d’événements complètement déconnectés les uns des autres ?

Je pense que si l’homme est doué de connaissance intellectuelle et capable de déchiffrer le code cosmique, c’est parce que la conscience n’est pas un heureux hasard de l’évolution cosmique. Elle a été « programmée » dans l’univers, tout comme celui-ci a été réglé de façon extrêmement précise, dès sa naissance, pour l’apparition de la vie. L’existence de la conscience n’est pas contingente mais nécessaire, car l’univers n’a de sens que s’il contient une conscience capable d’appréhender son organisation, sa beauté et son harmonie. L’apparition de la conscience n’est pas un simple accident de parcours dans la grande fresque cosmique, elle est le reflet d’une profonde connexion entre l’homme et le monde.

Si nous rejetons l’idée d’univers multiples et acceptons celle d’un univers unique, le nôtre, alors il me semble que nous devons parier, tel Pascal, sur l’existence d’un principe créateur responsable du réglage extrêmement précis de l’univers. Mais attention : pour moi, ce principe ne représente pas un Dieu barbu, mais un principe panthéiste qui se manifeste dans les lois de la nature. Ce principe s’apparente à celui décrit par Spinoza qu’Einstein a caractérisé ainsi : « Je crois au Dieu de Spinoza qui se révèle dans l’harmonie de tout ce qui existe, non en un Dieu concerné par le destin et les actions des hommes{40}. »