Au cours d’une vie scientifique, il existe quelques rares moments privilégiés où le contact avec le monde des Idées s’établit de façon inattendue : tout d’un coup, les ténèbres dans lesquelles vous avez été plongé des jours durant se dissipent et vous voyez briller le « soleil de l’intelligible ». Soudainement, un pan du mystère est levé et la solution du problème avec lequel vous vous êtes débattu pendant des mois, voire des années, se dresse devant vous, certaine et aveuglante. C’est la découverte scientifique.
Ce bref contact avec le monde des Idées semble être le plus évident dans le domaine des mathématiques. Voici comment Roger Penrose le décrit : « J’imagine que quand l’esprit perçoit une idée mathématique, il entre en contact avec le monde platonicien des concepts mathématiques… Ces vérités éternelles semblent avoir une existence antérieure dans un monde éthéré{13}. » L’accès à la vérité se produit de façon fulgurante, sans préparation apparente, au moment où l’on s’y attend le moins. Le mathématicien allemand Carl Gauss décrit ainsi sa soudaine inspiration après des années de vaines recherches sur un théorème d’arithmétique : « Comme en un éclair subit, l’énigme se trouva résolue. Je ne puis dire moi-même de quelle nature a été le fil conducteur reliant ce que je savais déjà à ce qui a rendu mon succès possible. » La soudaineté, la brièveté et la certitude immédiate sont caractéristiques de l’illumination mathématique. L’exemple du mathématicien français Henri Poincaré mérite d’être à nouveau évoqué. Poincaré raconte comment la solution à un problème mathématique qui lui avait échappé depuis des semaines lui apparut tout d’un coup claire comme le jour : « À ce moment, je quittai Caen, que j’habitais alors, pour prendre part à une course géologique entreprise par l’École des mines. Les péripéties du voyage me firent oublier mes travaux mathématiques ; arrivant à Coutances, nous montâmes dans un omnibus pour je ne sais quelle promenade ; au moment même où je mettais le pied sur le marchepied, l’idée me vint, sans que rien dans mes pensées antérieures parût m’y avoir préparé… Je ne fis pas la vérification ; je n’en aurais pas eu le temps, puisque, à peine assis dans l’omnibus, je repris la conversation commencée ; mais j’eus tout de suite une entière certitude… De retour à Caen, je vérifiai les résultats à tête reposée pour l’acquit de ma conscience{14}… »
Je suis persuadé que, malgré son apparence magique, ce bref contact avec le monde des Idées n’arrive pas par hasard et qu’il ne survient que dans des esprits bien préparés. Mais cette préparation ne s’accomplit pas de manière consciente ; elle est plutôt le fruit d’un long travail de gestation de l’inconscient.
Le processus de la création scientifique est étonnamment proche de celui de la création artistique. Le scientifique, quand il découvre un aspect caché de la nature, et l’artiste, quand il crée une œuvre d’art, ressentent tous deux le même sentiment exaltant de s’être approchés un très bref instant de la Vérité éternelle et d’avoir soulevé un modeste pan du Grand Mystère. Mais il existe une différence de taille entre création scientifique et création artistique. Les lois de la nature et les mathématiques possèdent un caractère universel. Dans leur forme aboutie, elles ne portent pratiquement pas l’empreinte de leur auteur, alors qu’une œuvre d’art est fortement marquée par le style et les particularités de l’artiste. Nous reconnaissons instantanément les sculptures longilignes de Giacometti, un tableau pointilliste de Seurat ou une peinture cubiste de Picasso. Par contre, des mathématiciens de cultures et de traditions différentes travaillant dans des sociétés diverses et utilisant des méthodes de démonstration qui ne sont pas toujours identiques arrivent à des résultats semblables et aboutissent aux mêmes théorèmes.
Afin d’expliquer cette concordance, je rejoins Penrose pour qui elle vient du fait que chaque mathématicien (et plus généralement chaque scientifique) « a eu un accès direct à la Vérité et a été en contact avec le même monde des Idées{15}». Je pense que même si Newton et Einstein n’avaient pas existé, les théories de la gravitation universelle et de la relativité du temps et de l’espace auraient été découvertes, peut-être pas exactement sous la même forme que celles conçues par les deux physiciens, mais dans les grandes lignes, tôt ou tard, par d’autres chercheurs. Et cela parce que les lois naturelles résident dans le monde des Idées auquel tout physicien inspiré a accès. Alors qu’il est beaucoup plus difficile de concevoir que Les Nymphéas auraient été peints sans Monet, que La Flûte enchantée aurait été composée par quelqu’un d’autre que Mozart, ou qu’À la recherche du temps perdu aurait pu jaillir de la plume d’un autre écrivain que Marcel Proust.
Les lois naturelles et les mathématiques possèdent donc un caractère objectif, distinct de la personne qui les découvre, alors que les œuvres artistiques et littéraires reflètent la personnalité de leurs auteurs. Le scientifique explore le monde objectif, l’artiste se concentre davantage sur le monde subjectif, intérieur. C’est d’ailleurs cette objectivité qui fait que la science se pratique volontiers en collaboration, tandis qu’il est en général plus difficile de travailler à plusieurs à une même œuvre d’art.