Sam regardait par la fenêtre de l’hélicoptère. Absorbé dans ses pensées, il ne voyait plus les gratte-ciel qui l’entouraient. Fantôme était parti depuis une heure et demie. Ses hommes et lui devaient avoir pénétré dans le périmètre des docks d’United Oil.
Verner avait été surpris du nombre de volontaires qui s’étaient proposés quand leur chef avait déclaré qu’il irait seul. Enterich avait fourni des armes à tous. Sam ignorait comment, mais, en cas de pénurie, il aurait essayé de retenir les guerriers.
Même ainsi, avec des vêtements pare-balles et des PM, le danger restait grand.
Et pourtant, tout était calme. Dodger se chargeant de la partie « Arcologie » de l’opération, la sécurité du groupe de Fantôme reposait sur une decker fournie par Enterich. Elle devait être rudement bonne. Sinon, Sam aurait déjà entendu des coups de feu dans le lointain.
Tout ce qui restait à faire à l’ancien corporatiste, c’était attendre le signal indiquant que Sally et Jac avaient réussi à récupérer Hutten.
Pour la quatrième fois en moins d’une demi-heure, il contrôla les circuits de l’appareil posé à côté de lui. Dodger devait lui envoyer une copie de la bande tridéo de l’aire 23. Le récepteur jouait un rôle essentiel dans le plan…
Le plan…
Sam avait l’intention de montrer la bande à Haesslich pour qu’il sache que Hutten se cachait quelque part. Tous les runners admettaient que le dragon négocierait pour récupérer son précieux doppelganger. Mais aucun ne croyait qu’il accepterait les conditions de Verner.
Sam en doutait autant que ses compagnons…
Tant pis ! Je dois jouer la partie à ma façon, d’une manière qui me laisse la conscience en paix…
Si Haesslich ne marchait pas, il resterait la solution de Fantôme : tuer avant d’être tué.
Le récepteur émit un bip. C’était le signal convenu avec Dodger. Sally et Jac avaient réussi.
— Indramin…, dit Sam à haute voix.
Il savait que l’interfacé écoutait. L’homme n’était pas dans l’hélico. Sam refusait que quelqu’un d’autre affronte le dragon ; le nommé Indramin piloterait à distance…
— C’est l’heure ! Décolle !
Le rotor de l’engin commença à tourner. L’hélico s’éleva dans les airs. Sam Verner avait rendez-vous avec son destin.
* * *
En organisant la filature de Crenshaw, Hart était tombée sur Greerson, le chasseur de primes nain. Curieusement, elle n’avait eu aucun mal à le convaincre qu’elle travaillait comme lui pour la belle Alice.
Unissant leurs talents, la runner et l’Eveillé avaient vite repéré Verner et sa bande de mercenaires. Grâce au micro directionnel longue portée du nain, ils avaient entendu l’ancien corporatiste exposer son plan à ses complices.
Un groupe avait foncé à l’Arcologie pour tomber tête baissée dans le piège de Crenshaw.
Verner s’était réservé Haesslich.
Katherine se réjouissait que les shadowrunners de Sally Tsung s’occupent de récupérer Hutten. Pour sa part, elle y avait renoncé.
C’était beaucoup trop dangereux.
Si Jenny ne parvient pas à forcer le fichier IA pour pomper les données de base, tout le plan de Haesslich sera à l’eau…
La decker avait peu de chance de réussir. Hutten démasqué ; les données impossibles à sortir…
Un foutu bilan !
Quand le dragon apprendrait ça, sûr qu’il ne serait pas ravi…
— Bon sang, grogna Greerson, cet imbécile décolle !
Hart sursauta. Personne n’avait rejoint Verner dans l’appareil. Rien n’avait changé.
Quelle mouche pique ce crétin ?
— Hart, continua le nain, j’ai accepté de ne pas flinguer Verner tout de suite. Il se tire et nous n’avons pas de véhicule pour le suivre. C’est la fin du voyage…
Le nain s’approcha du lance-missiles qu’il avait mis en batterie dès leur arrivée.
— Adieu, Sam !
— Minute ! cria Hart. Si je te proposais un moyen de le suivre ?
— Ça pourrait m’amuser. Que je le tue maintenant ou dans quelques heures, l’essentiel est qu’il ne voie pas le soleil se lever. Tu as une idée, ou c’est une blague ?
— Tessien. Il n’est pas loin. Je l’appelle…
Elle sortit son communicateur…
* * *
Le vol fut très court : saut de puce eût été une meilleure définition.
Sam ne s’en plaignait pas. Cela lui laissait moins de temps pour avoir peur.
L’hélico posé, l’ancien corporatiste sauta au sol. Les docks semblaient déserts. Ça collait avec la psychologie de Haesslich, assez maniaque du secret pour avoir ordonné l’assassinat de Hanae et de Sam après l’extraction bidon.
L’ancien corporatiste leva les yeux. A la lueur des étoiles, il distingua une forme sombre qui se dirigeait vers lui.
A nous deux, M. Drake !
Quand la créature volante fut au-dessus de lui, Verner réalisa son erreur. Ce n’était pas un dragon occidental, mais un serpent à plumes.
Tessien ! Saloperie de tueur !
Une grande silhouette ailée fondit soudain sur le serpent, lui prenant la nuque entre ses mâchoires.
Et voici Haesslich ! Les loups se dévorent entre eux.
Au-dessus de la tête de Sam, le serpent à plumes et le dragon s’étreignaient en un combat sans pitié. Haesslich avait l’avantage ; le serpent à plumes agonisait.
A trente mètres du sol, le vainqueur lâcha sa proie. Blessé à mort, Tessien tomba comme une pierre.
— Hart ! appela-t-il avant de s’écraser sur le sol. Haesslich se posa près de lui et lui déchira la gorge à belles dents. Puis il se tourna vers Sam.
— Haesslich…
— Bonsoir, petit homme !
Face à la métacréature, Sam se demander pourquoi il s’était engagé dans cette aventure idiote. Comment avait-il pu espérer faire pression sur cette chose monstrueuse ?
— Pourquoi avoir tué Tessien ? Je croyais qu’il travaillait pour toi ?
— C’est vrai, mais je l’ai… congédié ! Je n’aime pas les menteurs. Il disait t’avoir tué, cet imbécile ! Enfin, il fera un bon plat de résistance…
— Il croyait m’avoir tué, Haesslich ! Une seule erreur, et tu l’exécutes ? Tu veux le manger ?
— Pourquoi gâcher de la bonne viande ? Quand Hart arrivera, j’aurai mon dessert…
— Je ne te laisserai pas faire, immonde saleté !
— Tu ne pourras pas m’en empêcher, petit homme ! Au début, j’ai craint que tu me poses des problèmes. Mais je me trompais : tu ne vaux rien ! Je n’aurais jamais dû m’en faire.
Sam sentit la haine monter en lui. Une terrible envie d’humilier le dragon le saisit. Il passa à l’attaque.
— Tu me prends pour un minable, hein ? Tu as tort. Je sais que ton opération contre Renraku a été montée sans l’accord des patrons d’United Oil. Tu es seul, Haesslich. Ils ne lèveront pas un doigt pour quelqu’un qui les a doublés. Ravale ton arrogance ! Tu es au bout du rouleau…
C’était le moment délicat. Verner prit une grande inspiration.
— Je t’offre une chance de te rendre, Drake. Le jury tiendra compte de ta bonne volonté. Si tu résistes, tu finiras quand même devant la justice.
— Ça m’étonnerait, ricana Haesslich, de plus en plus amusé.
C’était la réponse que Sam attendait. Mais il n’avait pas prévu de voir la gueule du dragon s’ouvrir comme s’il avait faim.
L’ancien corporatiste sentit ses jambes se dérober. Jamais il n’avait envisagé de finir mangé par Haesslich. Sa résolution faiblit…
Un instant seulement. Il repensa à Hanae, à Begay, aux runners morts à la frontière de Tir. Il était temps de mettre fin à la folie meurtrière du dragon.
Ou au moins d’essayer…
— Tu vas me tuer, c’est ça ? demanda Verner avec un calme qui le surprit. Je ferai tout juste une entrée, mais j’espère que tu t’étoufferas avec !
— Ta mort n’est plus nécessaire, petit homme. Hart va bientôt me livrer la marchandise. Tes menaces ne m’impressionnent pas. Heureusement pour toi, ton bluff m’amuse.
— Mon bluff ? Tu te trompes, dragon. (Verner ouvrit son récepteur-projecteur tridéo et appuya sur un bouton.) Regarde, ça va t’intéresser…
Sur le mur d’un immeuble voisin apparut l’image de l’aire d’atterrissage 23 de Renraku.
* * *
Hart avait senti la mort de Tessien. L’entendre crier son nom lui avait glacé les sangs. Pour oser l’appeler ainsi, il fallait qu’il ne l’ait jamais trahie. Elle l’avait soupçonné à tort…
Greerson et elle observaient la confrontation de Sam et de Haesslich. Grâce au micro directionnel et à de puissantes jumelles, ils voyaient et entendaient tout.
— On dirait que tu es au chômage, ma belle, dit le nain. Je n’ai pas cru un instant que tu bossais pour A.C. Mais quelle importance ?
Il était assis en tailleur, occupé à assembler un fusil à lunette.
— J’ai un contrat sur Verner. Tu veux en mettre un sur la tête du dragon ? Dès que j’aurai flingue le corporatiste, on pourra négocier.
— Négocier quoi ?
— Le prix, bien sûr ! Ça ne va pas, Hart ?
Katherine ne répondit pas. Tessien était mort. Aucun être n’avait été plus proche d’elle. Et il avait crié son nom en mourant…
Sur le mur de l’immeuble, le film de l’attaque continuait à se dérouler. Il montrait Sam Verner au côté de Sally Tsung.
Impossible… On ne l’a pas lâché une seconde cette nuit…
Intriguée, Hart oublia un instant la fin tragique du serpent à plumes. La bande en était au moment du combat entre Crenshaw et le doppelganger.
Hart tapa sur l’épaule du nain :
— Tu ferais bien de regarder, Greerson…
Le petit homme leva les yeux à temps pour voir Hutten jeter Crenshaw dans le vide.
— Foutredieu ! A une minute près, je m’offrais le premier impayé de ma vie…
Il commença à démonter le fusil.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Tu ne devines pas, ma belle ? Je fous le camp. Me voici au chômage, comme toi… (Il se gratta le crâne.) Tu es sûre de ne pas vouloir refroidir le dragon ? Etant déjà sur place, je peux te faire un prix.
— Merci. Si ça doit être fait, ce sera une affaire personnelle.
— Ne mêle jamais les sentiments au bizness, Hart. Rien n’est plus dangereux…
Katherine acquiesça. Puis elle lui tourna le dos pour suivre la fin de la projection. Il s’éclipsa en maugréant.
* * *
Haesslich détestait ce qu’il voyait. La colère montait en lui, impérieuse.
Sam non plus n’aimait pas le spectacle. Voir un imposteur à son image marcher au côté de Sally l’agaçait. Mais ce n’était pas le plus important : des hommes tombaient comme des mouches.
Shadowrunners ou corporatistes, les morts se ressemblaient. Le cœur de Sam se serra.
Quand il vit son double abandonner Sally et les braves, il comprit que son « amie » Jacqueline l’avait trahi.
Visiblement, ça l’amuse de ressembler à Sam Verner, honni de toutes les corpos…
Son père eût appelé ça : « Faire porter le chapeau ». Haesslich poussa un rugissement. Sam comprit que l’heure de vérité approchait.
— Tu me prends pour un imbécile, misérable vermisseau. Tu vas le payer !
Le dragon balança la tête en arrière pour prendre de l’élan. Puis il la projeta vers Sam, de petites flammes dansant entre ses dents, promesse de la tempête de feu qui allait suivre.
Mourir est facile. Ça arrive tout le temps. C’est la phase suivante qui n’est pas du gâteau…, avait dit Chien.
Du bla-bla. La phase suivante ne dépendait pas de Sam.
Mais c’était lui qui risquait de finir carbonisé.
Une chanson résonna dans sa tête. Stupéfait, il reconnut la voix de Chien.
Quel moment imbécile pour chanter !
Peut-être, mais ça valait mieux que faire dans son froc !
Sam fredonna l’air dans sa tête. Haesslich avança.
— Tu meurs de peur, petit homme. Je suis content de le savoir. Prêt pour le feu d’artifice ?
— Approche, foutu lézard ! Souffle-moi tes flammes à la figure ! Tu crois m’impressionner ?
Le dragon cracha le feu. Sam recula, silhouette cerné par les flammes. L’asphalte commença à fondre. Protégé par la chanson magique, Verner se dressait intact au cœur de l’Enfer.
De leur cachette, Fantôme et ses braves ouvrirent le feu. Haesslich rugit, plus de surprise que de douleur.
Il déplia ses ailes et s’envola.
Les balles explosives le cueillirent en plein vol. Fantôme avait tout prévu. C’était à la mitrailleuse lourde et au lance-roquettes que son équipe et lui finissaient le travail.
Haesslich tenta de prendre de l’altitude. Diabolique de précision, Fantôme lui truffa les ailes de plomb.
C’était fini. Blessé à mort, le dragon fit une série de loopings involontaires. Comme un oiseau foudroyé par un chasseur, il piqua vers les eaux noires du détroit de Puget.
Elles se refermèrent sur lui comme les portes de l’oubli…