— Concentrez-vous !
La voix de Laverty avait une formidable autorité. Sam était trop épuisé pour focaliser son attention sur l’image du bouclier médiéval que le professeur lui avait demandé d’imaginer. La séance durait depuis des heures. Le professeur l’avait questionné sur sa vie, ses antécédents médicaux, son travail, ses chiens… Et maintenant, ce test idiot…
Pour quelqu’un qui n’aurait pas dû rester longtemps, Sam avait la nette impression de s’incruster.
— Gardez à l’esprit l’image du bouclier !
Verner essaya d’obéir, mais sa vision mentale se brouilla et une douleur fulgurante lui vrilla le crâne. Il ne put retenir un cri.
— Ça va, mon garçon. Vous pouvez ouvrir les yeux. Pendant que le professeur saisissait quelques données
sur son terminal, Estios avança jusqu’à Sam et ôta les électrodes fixés à son front.
— C’était le dernier test…, grogna-t-il.
Dodger était assis dans un coin du labo. Il se leva et rejoignit le professeur.
— C’était long, maître, dit-il. Mon excellent ami ne demande pourtant pas la naturalisation…
— Tu voulais savoir ce qui clochait en lui. J’avais besoin d’informations pour me prononcer. Je les ai…
— Diagnostic ?
— Je ne vois qu’une conclusion raisonnable… (Il prit le temps de ménager ses effets.) Samuel Verner, vous êtes un magicien !
— Impossible ! s’indigna Sam.
— Vraiment ? Vos migraines prouvent que vous ne pouvez pas fonctionner normalement dans le monde virtuel de la Matrice. C’est un phénomène banal chez les êtres doués de pouvoirs magiques. Si vous aviez consulté dès le début des troubles, vous le sauriez depuis un an.
— Je pensais que les migraines étaient normales… que tout le monde en avait, quoi !
Dodger secoua la tête pour le détromper.
— En bien, je suis différent, c’est d’accord ! Mais ça n’a rien à voir avec la magie. C’est un problème d’interface, je parie. Une mauvaise connexion neurale.
— Le docteur Soriyama ne fait pas ce genre d’erreur…, commença Dodger.
— Oublions les questions techniques pour un moment, coupa Laverty. Verner, quand vous avez été attaqué par les hommes d’Ehran, le mage Rory Donally a lancé contre vous une boule de feu. Vous avez survécu. Comment l’expliquez-vous ?
— Le mage n’était pas très doué, je suppose…
— Donally n’est pas le meilleur, mais il connaît son métier. S’il était médiocre, il ne travaillerait pas pour Ehran. Sam, il faut voir les choses en face : le sort n’a pas fonctionné parce que vous l’avez dévié. Inconsciemment, vous avez ouvert une porte sur l’espace astral, où l’énergie déchaînée par Donally s’est dispersée sans faire de mal.
— Inconsciemment ou non, je n’ai jamais fait un truc pareil…
— Vous venez de le refaire ! Pendant que vous vous concentriez sur l’image du bouclier, M. Estios a lancé contre vous un sort très dangereux. Si vous ne l’aviez pas dévié, nous n’aurions pas cette conversation…
— Vous auriez pu le tuer ! gronda Dodger.
— Le professeur sait ce qu’il fait, vagabond, grogna Estios.
— Dodger, j’avais besoin d’une confirmation, c’est tout. J’étais presque sûr que ça marcherait. Face au danger, les pouvoirs de Sam ont pris les commandes de son cerveau.
Sam trouva le professeur bien léger. « Presque sûr que ça marcherait. » Tu parles ! C’est ma peau qui était dans la balance, pas la sienne.
S’il y avait vraiment eu un sort. A part la douleur dans son crâne, Verner n’en avait pas la moindre preuve.
— Admettons que j’aie dévié le sort d’Estios, dit-il, ça ne fait pas de moi un magicien. J’ai entendu parler de personnes capables de se défendre contre un sort sans posséder de pouvoir. On les appelle des négamages.
— Les négamages ne pratiquent pas la projection astrale, rétorqua le professeur.
— Moi non plus !
— Oh que si ! Le jour du massacre, comment pensez-vous être retourné dans la clairière pour espionner les paladins d’Ehran ?
— J’ai dû marcher, ou ramper…
Estios éclata de rire.
— Dans l’état d’épuisement où tu étais ? railla-t-il.
— Et comment expliquez-vous que des elfes, avec leur vision nocturne, ne vous aient pas repéré ?
— Je n’explique rien…, avoua Sam, piteux.
Il se tenait depuis toujours pour un rationaliste. Son père lui avait légué une saine terreur de la magie. Ces gens déliraient…
— Vous avez peur de la magie, Sam ?
— Non. Tout ça est illogique. La magie, c’est bon pour les gogos. Bon sang, ça ne fait pas partie de mon univers !
Laverty soupira.
— Sam… Le sort de Rory Donally a carbonisé la forêt et vos compagnons. Ils appartenaient au monde réel, et pourtant ils ont brûlé. Si vous ne pouvez pas l’admettre, c’est que vous vivez dans l’illusion.
Sam serra les poings. Ce type de raisonnement menait tout droit à la folie.
— Je ne nie pas qu’il se passe quelque chose quand un vrai magicien lance un sortilège. Seul un fou prétendrait le contraire. J’ai vu la forêt en flammes, et j’ai senti la fumée. Pourtant, jamais vous ne me ferez croire aux runes, aux formules et aux incantations !
L’explication est ailleurs ! Peut-être est-ce une histoire de manipulation inconsciente de radiation électromagnétique à très basse fréquence…
— D’abord les négamages, puis cette théorie douteuse. Vous avez lu Peter Isaac, je parie.
— Oui, il y a longtemps. Mon père disait qu’Isaac était sur la bonne voie. J’ai lu La Réalité de la Magie, son ouvrage de référence. C’est intéressant, mais ça manque de rigueur. La véritable explication reste à découvrir.
— Et les travaux d’Aigle Blanc et de Kano, vous les connaissez ? Ou ceux d’Ambrosius Brennan, de l’Institut de Technologie et Magie du Massachussets ?
— Non…
— Alors ne jugez pas sans savoir, Sam. La magie est réelle. C’est beaucoup plus et beaucoup moins qu’une affaire de manipulation inconsciente d’énergie. C’est un art, et une science. Et elle fait partie du monde réel. Vous savez que l’Eveil a ramené à la vie une pléthore de créatures qui dépassent la science officielle. Les elfes et les trolls, par exemple.
— Mutation génétique…
— Génétique, oui. Mutation, j’en doute fort. Et les dragons ? Vous ne pouvez nier leur existence, ni l’expliquer par une mutation génétique. Même si c’était possible, que dire de leur capacité de voler ? Ils sont trop lourds pour être propulsés par leurs muscles. Pourtant…
Sam se tortilla sur sa chaise.
— Dans les temps anciens, continua Laverty, la magie régnait sur la Terre. C’est ainsi que sont arrivés jusqu’à nous les légendes sur les fées, les dragons, les monstres et les gobelins. Ce sont des lambeaux d’une antique vérité. On trouve des contes de ce type sur toute la planète, témoignage d’une époque où le pouvoir magique coulait à flots. L’ère de la magie est revenue, Verner !
— Le livre d’Ehran parle de cycles temporels et de pouvoir créatif, il me semble ?
— Ehran n’utilise jamais le mot cycle, mais les implications sont claires. Les rationalistes refusent cette thèse parce qu’il n’y a pas de preuves. Si le cycle précédent date d’un million d’années, comment pourrait-il y en avoir ? L’énergie magique ne se fossilise pas.
— L’énergie, d’accord. Mais les dragons ?
— Et s’ils s’étaient fossilisés, justement ? Un os ressemble à un autre os, Verner. Qui peut dire qu’une espèce éteinte était ou non « paranormale » ? Mais qu’importe ! Aujourd’hui, la magie est réelle ! Elle est revenue pour enrichir nos vies.
— Ce pouvoir ne peut-être utilisé que pour le bien, je suppose ?
— Faux. Le pouvoir ne connaît ni le bien, ni le mal. Ce sont des notions humaines. Le mana – la force magique – existe, un point c’est tout.
— Est-il capable de miracles ? Oserez-vous prétendre qu’il peut se substituer à la grâce divine ?
— Je n’affirmerais pas cela. Mais un magicien entraîné peut accomplir des miracles. Il faut des années de travail… (Le professeur tendit une boîte de puces à Verner.) Voici des textes élémentaires et les exercices correspondants. Apprenez à exploiter votre don…
— Je n’ai pas le temps, professeur. Je cherche les meurtriers de Hanae. Leur piste refroidit…
Regarder dans une boule de cristal pour trouver les coupables était une idée séduisante.
Si Laverty ne délire pas !
— Professeur, maîtrisez-vous le mana ?
— Certains le disent.
— L’utiliseriez-vous pour soulager ma sœur ?
— Je fais tout ce qui en mon possible pour aider les malheureux.
— Vous la guéririez ?
— Un maître peut bien des choses. Mais nul n’a le droit de changer ce qui est écrit. Je ne promets rien, Verner. Quand vous aurez rempli votre mission, nous pourrons en reparler.
Si je propose un prix qui vous motive, bien sûr…
La réponse de Laverty laissait une porte ouverte. S’il retrouvait Janice, il y aurait un espoir pour elle. Quant au prix, Laverty semblait un homme plein de compassion…
Arrête de rêver, Sam. Tu ne sais même pas où est ta sœur…
Il refusa de céder au désespoir. D’abord les assassins de Hanae. Ensuite, je trouverai Janice.
Comme il l’avait dit au professeur, la piste refroidissait…
Il se leva, prit la boîte de puces et salua Laverty de la tête.
— Merci, professeur. Il faut que je parte. J’ai une bataille à livrer…