— Du fric ?
La voix de la sasquatch tremblait autant que celle d’un vieillard. Ces bipèdes poilus comme des singes ne savaient pas parler, mais ils pouvaient imiter tous les sons. Celle-ci devait être particulièrement intelligente. Elle mendiait en ânonnant un terme adapté à son propos. La plupart de ses congénères étaient incapables d’associer un mot à une idée.
Hart ignorait pourquoi. Encore un mystère du Sixième Monde, supposait-elle.
Les sasquatchs étaient alcooliques ; cette femelle ne faisait pas exception à la règle.
— Du fric ? répéta-t-elle d’une voix mécanique.
Comme un enregistrement, ou un chien qui aboie pour avoir à manger… Hart eut un haut-le-cœur. Humain ou éveillé, comment était-il possible de tomber aussi bas ?
— Ecarte-toi, gronda-t-elle.
— Du fric ! implora une dernière fois la créature.
Katherine la repoussa :
— File ou je te truffe de plomb !
La sasquatch comprit qu’elle n’obtiendrait rien. Elle s’éloigna un peu.
Hart recommença à scruter le ciel. Tessien l’avait retrouvée à Idaho Falls. De là, il était parti en chasse.
Katherine attendait son retour à côté du quatre-quatre Chevrolet qu’elle avait loué à Grand Forks. Elle n’aimait pas ce rendez-vous en plein air. Mais dans la région, il n’existait pas de bâtiment assez grand pour accueillir le serpent à plumes.
La rue où elle faisait le guet était la plus déserte du village. Quand Tessien arriverait, ça n’inciterait aucun badaud de plus à venir s’y promener.
Si Tessien arrivait.
Avec le soir, le fond de l’air se fit plus frais. Hart se demanda si elle n’allait pas attendre à l’intérieur du véhicule. Quand la brise lui fouetta le visage, elle trouva la réponse à cette question. C’était oui.
Puis elle sentit une forte odeur de fauve.
Tessien tournait au-dessus d’elle.
Il se posa près de la voiture et posa la tête sur le capot. Les suspensions grincèrent sinistrement.
— C’est fait.
— Il est vraiment mort ?
— Le panzer est détruit. Verner n’est plus qu’un tas de cendres.
— Ça s’est passé où ?
— Au nord-est, à trois heures de vol d’ici.
— Des témoins ?
— Personne. C’est la mesa, tu sais…
— Parfait. Drake ne saura jamais rien de notre opération de nettoyage. S’il avait appris que Verner courait encore, je n’aurais pas donné cher de nos peaux…
— La tienne aurait été plus facile à percer que la mienne…
— Il aurait trouvé un moyen, fais-lui confiance… (Elle écarta la queue couverte d’écaillés qui la séparait de la portière du quatre-quatre.) Allez, retournons à la civilisation !
* * *
La sasquatch sortit de l’ombre quand l’elfe et le dragon eurent disparu. Psalmodiant son leitmotiv : « Du fric, du fric ! », elle chemina en titubant. Après avoir passé une douzaine de maisons, elle s’engagea dans une ruelle.
D’un pas soudain assuré, elle s’approcha d’une voiture. C’était un modèle de luxe. On n’en voyait pas souvent dans ce coin perdu.
La sasquatch tourna la tête à droite et à gauche. Satisfaite que personne ne l’observe, elle ouvrit la portière et se glissa à la place du chauffeur.
Dans le réfrigérateur du véhicule, elle pécha un paquet et le défit avec un soupir d’aise. La viande crue était son péché mignon. En mangeant, elle réfléchit aux derniers événements.
Le dragon avait réussi à éliminer le runner et le corporatiste. Voilà qui n’allait pas plaire à son maître, quand elle lui dirait. Pas lui plaire du tout, même…
Le porteur de mauvaise nouvelle avait souvent intérêt à s’entourer de précautions. Avant d’affronter l’ire de son employeur, elle devait s’assurer que le dracomorphe ne s’était pas vanté.
Mais où chercher ? Le rapport du serpent à plumes était des plus vagues. Au nord-est, à trois heures de vol d’ici. Cela faisait un sacré terrain à explorer.
Il lui fallait un hélicoptère. En voiture, cela prendrait trop longtemps. Et si Hart avait l’idée saugrenue d’inspecter la carcasse du panzer, ce serait le meilleur moyen de finir grillée.
Un hélico, oui ! Si possible plus rapide qu’un serpent à plumes…