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Les Barrens de Redmond n’étaient pas un camp de vacances. Constitué par la « vieille ville » de Tacoma, le quartier de Redmond appartenait officiellement au métroplexe de Seattle. En réalité, c’était un bidonville laissé à l’abandon par le gouvernement. Même les patrouilles de Lone Star ne s’y risquaient plus. La violence était maîtresse absolue du terrain.

Le bâtiment où les fuyards s’étaient réfugiés après un long périple était un ancien garage. A leur arrivée, le serpent à plumes les attendait, enroulé sur lui-même.

En le voyant, Hanae avait eu un mouvement de recul. Les shadowrunners, pourtant endurcis, n’avaient pas paru plus emballés.

Haussant les épaules, Roe s’était approchée de la bête pour lui caresser l’arrière du crâne.

A sa franche surprise, Sam avait capté les ondes de satisfaction du dracomorphe. Il constata que tout le monde semblait plus détendu, même Hanae. Le dragon avait rassuré ses « partenaires »…

— Roe, dit Chin Lee, on va rester là longtemps ?

— Au moins jusqu’à la nuit. Profitons-en pour nous reposer…

— Je veux d’abord bouffer…

Chin Lee était un ork, comme la défunte Greta. Les Métamorphosés mangeaient sans arrêt.

Roe s’approcha de Sam et de Hanae.

— Tu devrais roupiller un moment, Verner…

— J’ai trop de choses à penser pour avoir envie de dormir…

— Ouais… Un sacré boulot, penser !

— C’est moins dur quand on a l’habitude…

La shadowrunner sourit.

C’est ça ! Plaisante, décontracte-la… Tu pourras peut-être lui tirer les vers du nez…

— Je réfléchissais au type, sur le brancard. C’est une huile de la Corpo, pas vrai ?

— Possible…

— Tu connais son nom ?

— Les noms sont dangereux, Sam. Je croyais que tu avais compris…

— Excuse-moi… Il est inconscient depuis le départ, et…

— … Il le restera encore un moment ! Mais ne va pas t’imaginer n’importe quoi. C’est un effet secondaire…

— De quoi ?

— De sa méthode d’évasion ! Simuler une maladie était une excellente idée. C’est lui qui a choisi le médicament. Efficace, comme tu peux voir. Ses signes vitaux sont stables. Il se réveillera bientôt.

Sam hocha lentement la tête.

— Et l’albinos, qu’est-il devenu ? Elle le regarda, songeuse.

— Il a été pris par les Samouraïs Rouges pendant l’extraction… *

— Passé aux pertes et profits, comme Greta ?

— Ecoute-moi bien, Sam : les runners savent ce qu’ils risquent. On n’est pas des louveteaux, pigé ?

— Vous l’avez abandonnée sur l’aire d’atterrissage. On aurait pu la récupérer !

— Tu es aveugle ? Elle avait le crâne éclaté comme une noix. La médecine a fait des progrès, et la magie peut beaucoup de choses. Mais pas recoller des bouts de cervelle…

— Tu n’as donc aucune loyauté envers tes équipiers ?

— Autant qu’ils en ont pour moi.

— En clair, pas une once !

— Exact. Ils font un boulot, et on les paye…

— Comme toi.

— Pas de fric, pas moyen de rigoler. C’est la vie !

Elle rit. Sans beaucoup de joie, trouva Sam.

— L’argent est ta seule motivation ?

— Ça te choque ? Il faudrait être dingue pour faire ça à l’œil !

Sam se sentit vaguement déçu.

Pourquoi ? Ça colle si bien à son personnage…

 

Un peu plus tard, une superbe limousine noire pénétra dans le garage. Quatre gorilles en descendirent, arme au poing. Quand ils eurent inspecté les alentours, un grand type vêtu comme un prince descendit de la voiture.

Roe se précipita. L’homme et elle s’entretinrent un moment. Puis ils s’approchèrent de Sam et de Hanae. Verner remarqua que l’homme portait une superbe bague à l’effigie d’un dragon.

— Sam, voici ton bienfaiteur, M. Drake.

— Ravi de vous connaître, monsieur Drake.

— Mme Roe m’a informé de la « modification » du plan initial. J’espère que tu as conscience de ta position, Verner ?

— Ma position ?

— Je n’étais pas au courant de l’accord passé entre Roe et toi. J’aurais mis mon veto.

Ils sont tous givrés, dans cette bande…

— Mais je n’ai pas un cœur de pierre, Verner. Je sais que le travail de Roe requiert un sens aigu de l’initiative. Ta compagne et toi pouvez participer à la suite de l’opération. Une seule condition : ne pas empêcher Roe de faire son travail. Ça vous va ?

Sam n’hésita pas une seconde. En « faisant son travail », Roe œuvrait également pour eux.

— Impeccable, monsieur Drake.

— Parfait. A partir de cet instant, ton amie et toi êtes sous la responsabilité de Roe.

Sam accepta d’un signe de tête.

— Puisque nous nous entendons si bien, Verner, il ne me reste plus qu’à te souhaiter un excellent voyage.

Drake fit volte-face et retourna à sa limousine. Moins d’une minute plus tard, ses gorilles et lui avaient disparu.

Sam s’assit dans un coin, le cerveau en ébulition. Pourquoi Roe avait-elle omis de prévenir Drake ? Pourquoi l’avait-elle mystifié ?

Elle ment comme elle respire, voilà tout…

Les shadowrunners étaient des gens dangereux. Vivant en marge de la loi, ils en faisaient très peu de cas. Si Verner leur mettait des bâtons dans les roues, ils opteraient sans hésiter pour une solution radicale.

M. Drake était plus impitoyable encore. Les runners lui obéissaient au doigt et à l’œil. Ça en disait long sur son pouvoir.

Il est plus arrogant que Sato lui-même…

Enfin, il y avait le type inconscient sur le brancard. Verner ne croyait pas aux explications de Roe. Ça puait l’enlèvement. Mais Hanae et lui, en tenant leur langue, pourraient peut-être s’en sortir.

Au fond, je me fous du bel endormi, tant que personne ne touche à Hanae, ou à moi.

A vivre dans l’ombre, il aurait tôt fait d’en adopter la philosophie. Comme disait Roe : « C’est la vie ! »