Alice Crenshaw entra la tête haute dans le bureau du chef de la sécurité. Tadashi Marushige écoutait un rapport de son aide de camp, Jhoon Silla.
Apercevant Alice, ce dernier se tut.
— Tu es en avance, siffla Marushige pendant que Crenshaw s’installait dans un fauteuil.
— Une saine habitude…
Le gros général la fusilla du regard.
— Mais continuez, messieurs, je vous en prie… Elle savait que son insolence les rendait fous.
— Nous avions fini…
Silla alla se camper derrière son maître, les bras croisés sur la poitrine. Le plus près possible de son Ares Viper…
— Je ne suis pas la seule à être en avance, général. Tes petits camarades du Directoire Spécial ne vont pas tarder à arriver. Je les ai doublés en chemin… La réunion était bien pour onze heures ?
— C’est ça. Tu t’es dépêchée pour qu’on puisse parler en tête à tête…
— Absolument !
— Une réaction louable… Tes états de service à l’Arcologie sont remarquables. Tu aimes Seattle ?
— Ça n’est pas Tokyo…
— C’est vrai… Tu as passé la majeure partie de ta longue carrière au siège.
Crenshaw détesta sa manière d’appuyer sur l’adjectif « longue ». Elle n’avait aucune intention de prendre sa retraite…
— Je connais mes états de service. Où veux-tu en venir ?
— Tes états de service sont le point focal, très chère. Ce sont eux qui te qualifient pour un travail un peu spécial.
Fichtre ! Ce minable croit avoir trouvé un boulot trop difficile pour moi… Il a l’air si content de lui que ça doit être une mission suicide…
Elle le toisa du regard.
Non, il n’a pas assez de tripes pour tenter un truc pareil.
— Comme tu le sais, le kansayaku Hohiro Sato va bientôt nous honorer de sa présence. Il va mener un audit pour le compte du siège. Evidemment, sa sécurité est un problème prioritaire. Le kansayaku aura besoin d’une attention constante. Mais j’ai d’autres urgences, je ne pourrai pas m’occuper de lui. Je veux que tu t’en charges, Crenshaw. Tu seras ma liaison avec Sato. Et tu répondras de sa sécurité…
Alice se sentit soulagée et vaguement inquiète. Marushige ne l’avait pas affectée à une opération « externe ». C’était déjà ça…
Elle se sentait trop vieille pour ces âneries. Question cybernétique, les jeunes baroudeurs étaient dix fois plus performants qu’elle. Question réflexes…
La mission auprès de Sato comportait des risques.
Au moins n’étaient-ils pas physiques.
Considérant la puissance de Renraku, aucun adversaire n’oserait canarder le kansayaku. Mais avec une tête de lard comme Sato, à la moindre bourde, il serait vraiment temps de songer à la retraite.
— Et si je refuse cet… honneur… ?
— T’ai-je dit que tu avais le choix ? (La lampe rouge de l’interphone clignota.) Oui ? Deux membres du Directoire Spécial ? Faites-les entrez, voyons ! Tu avais raison, très chère, ils sont en avance…
Vanessa Cliber entra en trombe. Elle se campa devant le bureau de Marushige et lança une poignée de puces dans sa direction.
Plusieurs rebondirent sur le bureau et finirent par terre.
Crenshaw hocha la tête, stupéfaite. Ce n’était pas une façon de se gagner les grâces d’un Japonais.
— Ça signifie quoi, ces foutaises ? Sherman va piquer une sacrée crise !
— Bonjour, directrice Cliber. Je ne comprends pas votre référence au président Huang… Je suppose que vous voulez dire qu’il sera… irrité ?
— Exactement !
— Pendant que Silla ramasse les puces que vous m’avez si gentiment… offertes…, pourrais-je savoir ce qui vous irrite ?
— Vous savez foutre bien où est le problème !
Marushige haussa les épaules. Il se tourna vers son second visiteur :
— Docteur Hutten… Excusez mes mauvaises manières. Votre arrivée est… hum… passée inaperçue… Silla, offre une chaise au docteur.
L’homme s’assit.
— Veuillez excuser Vanessa, général Marushige. Elle est surmenée. Nous avons eu de gros problèmes avec les intégrateurs séquentiels…
— Je comprends très bien, docteur… Puisque vous avez devancé l’heure du rendez-vous, c’est que les choses pressent. Que puis-je pour vous ?
— Comme si vous ne le saviez pas, grogna Cliber. Je vous ai noyé sous les mémos. Mais pas moyen d’obtenir une réaction de vos gens…
— Je vois… Je vous assure, directrice, que vos mémos ont retenu toute mon attention. Nous essayons de faire au mieux…
— Alors c’est que vos collaborateurs sont des clowns !
— Vanessa ! cria Hutten.
— Désolée, Konrad, dit-elle avec un effort visible pour se calmer. Depuis quatre mois, la sécurité bloque nos demandes de personnel. Nous manquons de monde ! Si vous n’avez pas d’experts fiables, envoyez-nous des techniciens, ou même des collecteurs de données…
— Je suis d’accord, approuva Hutten. Des gens comme Schwartz, Chu ou Verner nous intéressent beaucoup…
— Verner, par exemple. Il a travaillé à Tokyo pendant des années. Un très bon élément, remarqué par Aneki en personne. Que vous faut-il pour approuver quelqu’un ?
— Les temps changent, les hommes aussi…
— Ce qui veut dire ?
— Verner est considéré comme un élément à risques.
— Je n’ai pas vu ça dans son dossier…, commença Hutten.
— Dossier ou pas, c’est un élément à risques, insista Crenshaw.
— Ne nous enlisons pas dans des considérations subalternes, intervint Marushige. Directrice Cliber, docteur Hutten, j’ai pris note de vos revendications.
— Et de celles de Sherman !
— El de celles du président Huang… Mais comprenez ma prudence… Le Directoire Spécial a pour mission de produire une intelligence artificielle dotée d’une conscience ! Si vous réussissez, la face du monde changera. Il faut empêcher toute infiltration de nos concurrents.
— Il leur faudra des années pour nous rattraper.
— C’est vous qui le dites, directrice. Un espion bien placé pourrait leur permettre de faire des pas de géant.
— Personne n’est aussi près du but que nous,..
— C’est possible. Vous avez le droit de le croire. Pas moi. La sécurité a pour mission d’empêcher que filtre la moindre information sur vos recherches. Nous devons être vigilants.
— La semaine dernière, c’était un peu raté…
— Vous faites allusion au Persona de Tanaka ?
— Bien sûr ! A moins qu’il y ait d’autres trous dans votre dispositif de sécurité ?
— Evidemment non, directrice… Si c’était le cas, vous le sauriez. Nous vous avons informés du problème Tanaka, non ?
— Exact. Mais nous n’avons plus rien entendu depuis.
— Parce qu’il n’y avait rien de nouveau… Nous sommes sûrs qu’il n’y a pas eu vol de données. Mais nous ignorons toujours qui contrôlait l’icône de Tanaka.
— La présence de Verner a-t-elle un rapport avec son nouveau statut à vos yeux, Crenshaw ? demanda Hutten.
— De quoi parlez-vous ?
— Il était dans le nœud quand l’intrus a attaqué.
Alice lança un regard interloqué à Marushige. Il ne broncha pas. S’il savait, il ne lui avait rien dit. Elle n’aimait pas les implications de ce curieux silence.
— Alice Crenshaw est en charge de la composante personnelle du problème. Il n’est pas prouvé que Verner était complice de l’intrus. Je vous assure que nous nous efforçons de trouver le ou les coupables.
— Ouais…, railla Cliber.
— Ce vol d’icône est un exemple des difficultés que nous affrontons. Si Verner y est mêlé, vous ne voudriez pas l’avoir avec vous, n’est-ce pas ?
— Si c’est un espion, virez-le. Sinon, donnez-le-nous.
— Ce n’est pas si simple…
— Marushige, vous essayez de nous mettre des bâtons dans les roues. Faites-moi confiance pour que Sato le sache…
— Le kansayaku Sato fera ses propres observations, et tirera ses conclusions…
Cliber n’y tint plus :
— On ferait mieux de partir, Konrad. Pas moyen d’obtenir quoi que ce soit…
Elle se leva d’un bond et se rua vers la porte. Hutten s’extirpa de son siège, inclina légèrement la tête et la suivit.
— Silla, trouve-leur une voiture.
Quand son aide de camp fut sorti, Marushige regarda Crenshaw.
— Tu as été trop directe. S’il rapporte ce que tu as dit sur Verner…
— Laisse-les faire !
— Tu devrais t’inquiéter, lui rappela-t-il. Ta tête est en jeu.
— Soucie-toi plutôt de la tienne. Pourquoi ne pas avoir ajouté au dossier de Verner qu’il était là lors de l’attaque du Mur ? Car tu savais, pas vrai ?
Marushige tressaillit. Elle se prépara à enfoncer le couteau dans la plaie.
— Ce coup-ci, tu ne pourras pas prendre pour excuse une panne de ta pompe à calmant !
Il blêmit, comme chaque fois qu’on évoquait son secret de Polichinelle. Marushige avait un implant : un système auto-doseur qui lui dispensait des composants chimiques que son corps ne produisait pas naturellement. Avant l’opération, le général était sujet à des crises de folie furieuse. L’appareil avait résolu le problème. Mais de minuscules erreurs de dosage laissaient parfois réapparaître Mister Hyde. Craignant de perdre sa position, le général faisait tout pour que ça ne se sache pas dans les hautes sphères.
Crenshaw disposait d’un solide moyen de pression…
— Souviens-toi du gamin que tu as dérouillé alors qu’il était blessé. Sans toi, il n’aurait pas fini infirme… Pauvre Mark Claybourne.
— Il n’aurait pas dû se laisser tirer dessus !
— On s’en fout ! Tu n’avais pas le droit .de le frapper. C’est toi qui lui as bousillé la colonne vertébrale.
— Il était incompétent !
— C’est ce que diront tes chefs s’ils apprennent que tu as estropié un employé. N’oublie pas que j’ai la bande…
— Les enregistrements peuvent être truqués. Ce serait ta parole contre la mienne.
— Tu deviens gâteux, Marushige. Nous avons déjà évoqué cette question : la bande passera tous les tests.
— Si tu t’en sers, tu t’impliqueras dans l’affaire. Tu aurais pu arrêter ces shadowrunners avant qu’ils pénétrent chez nous.
— Ce n’était pas dans mon contrat…
— Le kansayaku ne sera peut-être pas de cet avis. Il attache une grande importance à l’initiative…
— Et alors ? Je n’en manque pas… Cette bande tridéo, par exemple… Une bonne idée, non ?
— Tu as été récompensée de ton silence. Ne mise pas trop sur ta chance, Crenshaw. Il y a des limites…
— Ne t’inquiète pas. Tu peux garder ta place, elle ne m’intéresse pas. Mais si je tombe, tu basculeras avec moi…
Marushige sourit.
Un sourire de hyène…
— Evite de t’obséder sur Verner tant que Sato sera dans le coin, Alice. Le kansayaku est très lié au président Aneki. Verner était un de ses poulains autrefois. Nous n’avons pas besoin d’ennuis supplémentaires.
— Une sollicitude touchante. Rassure-toi, Sato n’aime pas plus Verner que moi.
— Comment le sais-tu ?
— J’ai encore mes entrées dans l’Olympe, mon vieux !
Marushige blêmit de plus belle.