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La lumière de l’aube commençait à filtrer par les volets de l’appartement délabré que Fantôme avait choisi pour leur réunion stratégique. D’eux tous, seule Karen Montejac était encore fraîche comme une rose. C’était une illusion, Sam le savait. Il se demanda si les autres se posaient la question.

— Quelqu’un a une idée ? demanda-t-il.

— Oui, répondit Sally. Dormir !

— En vérité, messire Twist, ce serait une fort bonne décision. Nous avons tourné le problème en tous sens. A moins d’un élément nouveau de dernière minute, la seule option est de sortir Hutten de l’Arcologie.

— Je persiste à dire que c’est trop dangereux, grogna Fantôme.

— Je sais, reconnut Sam. Mais c’est la seule solution. Hutten est la preuve qu’il nous faut pour confondre Haesslich.

Fantôme se croisa les bras sur la poitrine.

— Tu veux la peau du dragon ? Alors, tue-le ! Le plus rapide gagne, c’est tout.

— Ça n’est pas ma façon de voir les choses, Fantôme. Je veux la justice, pas la vengeance. Haesslich n’est pas un runner. Il est intégré au monde des corporations. Un jury doit décider de son destin.

Fantôme se détourna. Sam chercha le regard de Dodger, qui se déroba. Essayer Sally aurait été une perte de temps.

Il se sentit abandonné…

Etrangement, Jacqueline relança le débat :

— Sam, tu es conscient que nous serons peut-être obligés d’exécuter le dragon ? Aucun plan ne garantit que nous trouverons des preuves contre lui.

Personne ne croyait à la possibilité de traîner Haesslich en justice. Leur devise était : « Tuons-le et passons à autre chose ! »

Ce n’était pas moral, bien sûr. Mais vivaient-ils dans un monde moral ?

Quelqu’un frappa à la porte.

— Ce doit être Kham, dit Fantôme. Mes braves n’auraient pas laissé passer un ennemi…

C’était bien l’ork. Il semblait légèrement essoufflé.

— Tu es en retard, messire Crocs, l’accueillit l’elfe.

— Dodger, fous-lui la paix ! dit Sam. Content de te voir, Kham…

— C’est pas toi que je cherche, gamin. (Il s’approcha de Sally.) Je viens t’inviter à une fête, Tsung. Un tas de types de Renraku, des musclés, vont célébrer le départ d’un personnage important.

— Quand ? demanda la magicienne.

— Où ? ajouta Sam.

L’ork le foudroya du regard et parla de nouveau à Sally :

— La navette Seattle-Tacoma se pose à onze heures sur l’aire d’atterrissage de Renraku. L’embarquement est prévu à ce moment-là

— Mazette ! fit Dodger. Le lézard siffle et ses marionnettes accourent. Hélas pour elles, la sécurité de Renraku n’est pas aveugle… Ils vont retenir Hutten.

— Ce n’est pas sûr… Les corpos laissent parfois les fuyards aller jusqu’à l’aéroport central, histoire de connaître leur destination. Nous pouvons tenter quelque chose…

— Si le dragon attend Hutten à l’aéroport, ça risque de faire du joli quand les Samouraïs Rouges leur tomberont dessus.

— Et alors ? grogna Fantôme. Laissons-les tailler des croupières au lézard ! Au cas où il en resterait un bout après leur passage, Sam pourrait l’emmener devant la justice dans un bocal. Si les Samouraïs sont parés pour la chasse au dragon, nous ne pourrons rien faire à l’aéroport.

— Alors, nous agirons ailleurs, décida Sam. Dès que Hutten sera hors de l’Arcologie, la tâche deviendra plus facile. Kham, comment as-tu appris tout ça ?

L’ork n’eut jamais l’occasion de répondre.

Le bruit d’une arme automatique déchira la tranquillité de l’aube. Les balles firent éclater les volets de bois pourri. Pris dans la ligne de feu, Kham grimaça sous les impacts.

Une seconde plus tard, les volets finirent de se désintégrer pour laisser passer un tueur en armure chromée. Des lames digitales à chaque main, il se rua sur l’ork.

L’Ingram de Fantôme lâcha une rafale qui se perdit dans un mur.

Kham s’était effondré sur une vieille table. Il tourna la tête vers son agresseur :

— Ridley, tu es fou !

— Prends ça, saloperie de monstre ! cria le runner en lacérant les bras et les jambes de l’ork.

Kham perdit conscience…

Ridley l’abandonna sans un regard.

Sam sut immédiatement qu’il était la prochaine cible du tueur au bras cybernétique. Il sortit son arme, conscient que la drogue n’agirait pas assez vite pour empêcher le type de l’égorger.

Par bonheur. Fantôme veillait. Cette fois, il ne manqua pas son coup. Sous l’impact des balles, Ridley s’agita comme un danseur vaudou.

Puis il s’écroula.

Fantôme, arme toujours pointée, alla s’agenouiller près de lui.

— Ce foutu ork ne parlera pas… Pas mal pour un Indien, mon gars. La prochaine fois, essaye de faire la même chose de face…

— Il n’y aura pas de prochaine fois, Ridley…

— Ils me reconstruiront, Peau-Rouge de mes deux ! Je te boufferai le cœur !

— Pour te reconstruire, il leur faudrait un cerveau…

Il sortit son coutelas, plaça la pointe de la lame sous le menton de Ridley et poussa lentement. L’acier déchira les chairs, traversa le palais et s’enfonça dans la matière cérébrale.

Ridley eut un dernier spasme.

Le silence revint dans la pièce.

— Il y en avait d’autres ? demanda Fantôme.

— Deux dans le couloir, dit Dodger en rengainant son arme. Ils avaient tué tes braves. Je les ai hachés menu…

— Leur voiture est dans la rue, chauffeur prêt à démarrer. (Il y eut une explosion.) Voilà, c’est réglé. J’ai besoin d’une sieste.

Sally se laissa glisser le long d’un mur, mit la tête sur ses genoux et ferma les yeux.

Sam s’approcha de la table où Jacqueline s’occupait de Kham.

— Heu… II… est… ?

— Pas encore… Son armure a arrêté les balles. Il est gravement blessé aux quatre membres. S’il survit, il devra passer un long moment à l’hôpital.

— Tu peux faire quelque chose ?

— Non. Il a besoin d’un docteur, et d’un bon !

— Adieu notre force de frappe…, grogna Fantôme.

— Tu disais ? demanda Sam.

— Les équipiers de Kham ne participeront pas sans lui. C’est fichu d’avance.

— Et tes guerriers ?

A l’expression de l’Indien, Verner comprit qu’il avait gaffé.

— Ils n’ont rien à voir là-dedans.

Fantôme avait raison. Les braves ne risqueraient pas leurs vies pour un Blanc et ses fantasmes de justice. Surtout si leur chef s’y opposait.

Il restait une troisième possibilité, peu enthousiasmante…

— Jacqueline, je crois que je vais avoir besoin de la main-d’œuvre de ton patron…