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Un coup de museau de Kiniru suffisait généralement à réveiller Sam. Ce matin-là, la chienne dut lui appuyer les deux pattes sur l’estomac.

Il s’assit dans son lit, haletant.

— Du calme. Il faut que je m’habille. Kiniru jappa d’impatience.

— Va parler à Inu. Ça te distraira…

Au lieu d’obéir, la chienne s’assit sur son postérieur, les yeux suppliants.

Sam se glissa hors du lit. Il activa son terminal. Pas de message. Comme tous les matins, il consulta le programme d’enquête dédié à sa sœur.

Rien de neuf, hélas.

Kiniru se frotta contre ses jambes.

— D’accord. On y va…

Inu était à sa place habituelle, devant la porte. Il se dressa sur ses pattes.

Sam leur ouvrit.

— Amusez-vous bien !

Les deux animaux se ruèrent dehors. Le jardin du Niveau 82 était assez grand pour qu’un chien de race se dégourdisse les jambes. Inu le bâtard aimait ça aussi…

C’était lui qui avait suivi Sam, la nuit de la prise d’otages. Ayant grandi dans les poubelles, il s’était pourtant fait sans mal à la vie luxueuse de l’Arcologie.

Verner se demandait si ce n’était pas une version canine de sa propre résignation. Quand il était revenu, la fameuse nuit, il pensait que la Corporation le mettrait en quarantaine. Mais Jiro et lui avaient passé des tests certifiant que les « événements » ne les avaient pas « déséquilibrés ». Ils n’avaient affronté aucune accusation. Et personne ne les avait interrogés sur les détails de leur mésaventure.

Stupéfait, Sam s’était laissé chouchouter en attendant que le garde blessé le dénonce.

Rien ne s’était produit, comme si cette nuit n’avait été qu’un mauvais rêve.

Mais Verner n’oubliait pas. Inu était un souvenir vivant, qui le rappelait sans cesse à l’ordre. La nuit, Sam se réveillait en sursaut, le visage de sa victime imprimé sur les rétines

« Je m’appelais Mark Claybourne. Tu m’as volé ma vie. »

Comme on disait dans l’Ouest américain, au temps de la conquête : « Prie pour que le tireur qui t’aura sache viser…»

Verner avait défouraillé les yeux fermés. Claybourne n’avait pas avalé son extrait de naissance sur le coup, mais ses blessures étaient abominables. Apprenant que la science moderne ne pourrait pas réparer son système nerveux, il avait choisi le suicide.

Claybourne avait fait le geste fatal. Mais Sam était le vrai coupable.

Découvrir l’identité de sa victime n’avait pas été facile. Le dossier médical de Claybourne avait été soigneusement caché, comme si quelqu’un essayait de couvrir la faute de Verner.

Mais Sam savait pêcher des fichiers dans la Matrice. Depuis, Mark Claybourne habitait dans ses cauchemars. Et Verner priait pour ne plus jamais se retrouver en situation de détruire une vie innocente.

Et les shadowrunners qui l’avaient embarqué dans l’aventure ? Eprouvaient-ils des remords ? Regrettaient-ils d’avoir fait de lui un assassin ? Sûrement pas. Comme Inu, ils étaient nés dans la rue ; leur monde n’avait rien de commun avec celui des corporations.

A coup sûr, ils rôdaient toujours dans l’ombre, prêts à faire un mauvais coup. De Sam, ils ne devaient plus se souvenir. Lui était un corporatiste, eux des parasites des corpos. Il n’y avait pas d’entente possible.

Renraku, une des firmes qui permettaient au monde de tourner rond, avait pris soin de sa sœur et de lui après la mort de leurs parents. Pour eux, la Corpo était un foyer, une famille. Mais les événements de l’an passé avaient ébranlé la foi de Sam.

Ce qu’il avait vu dans la Matrice, deux jours plus tôt, n’était pas pour arranger les choses… L’image idyllique se lézardait.

Sam se secoua. Hanae serait bientôt là, et il ne s’était pas encore douché…

Il finissait de s’habiller quand on sonna à la porte.

— Qui est-ce ? demanda-t-il dans l’intercom.

— Mazette, on est bien formel, aujourd’hui ! Très bien. C’est Hanae Norwood, monsieur. Nous nous sommes rencontrés l’an dernier, le 4 juillet, pour la Fête de l’Indépendance.

Sam ouvrit la porte. Hanae était hilare. Ses cheveux noirs tombant sur ses épaules composaient un merveilleux écrin à ses traits d’Eurasienne. Mais sa robe stricte était en complète contradiction avec sa mise habituelle. Parfaite pour un enterrement, elle était à l’opposé des couleurs criardes qu’affectionnait la jeune femme.

Elle se dressa sur la pointe des pieds et embrassa Sam sur la joue.

— C’aurait été plus simple si j’avais dormi là.

— Je voulais être seul…

— Ne te frappe pas… Je comprends. Au fait, je t’ai apporté un brassard de deuil.

Certaine qu’il n’y penserait pas, elle s’était procuré cet accessoire, indispensable pour respecter l’étiquette de la Corporation.

Hanae était l’assistante rêvée. Belle, intelligente, efficace, loyale, bref tout ce qu’un cadre corpo pouvait vouloir. Sam aurait dû officialiser leur relation, mais quelque chose le retenait.

— Sam, tu as envoyé ta lettre à Sato-sama ? demanda-t-elle à brûle-pourpoint.

— Je n’ai pas envie d’en parler…

— Il faut que tu l’envoies !

— Pour quoi faire ? Si Sato se souvient de moi, je suis juste le type qui lui a fait perdre du temps à l’hôpital de Tokyo. Sato déteste les gens qui mettent en danger sa position auprès d’Aneki-sama.

— Tu n’étais pas un danger pour lui…

— Aneki-sama s’intéressait à moi…

— Tu exagères ! Sato-sama est un homme juste, sinon il ne serait pas le bras droit d’Aneki-sama. Il sait qu’un simple collecteur de données n’est pas une menace pour lui. Tu dois l’avoir mal compris.

— Mal compris ? Il était ravi de me voir exilé à l’Arcologie. Tout le monde sait que le véritable succès s’obtient au Japon. Le projet Arcologie est important, mais c’est quand même une voie de garage. .

— Tu te trompes, Sam… Aneki-sama t’a envoyé à Seattle pour que tu gagnes de l’expérience. C’est une étape, pas une punition…

— Tu ne veux rien comprendre, c’est ça ? explosa Sam. Sato jubilait de m’apprendre les malheurs de Janice.

— Tu es injuste.

— Non ! Il se fichait de Janice. Mais il était content de savoir que mon sang était… souillé. Avoir pour sœur une métahumaine allait me barrer la voie du succès…

— Pourtant, ils ne t’ont pas viré.

— Je me demande pourquoi.

— Aneki-sama a dû te sauver la mise. Tu vois, il t’a envoyé ici pour ton bien.

L’optimisme de la jeune femme était contagieux.

Surtout quand on a besoin de se raccrocher à quelque chose…

— Tu as peut-être raison. Aneki-sama lui-même doit respecter les règles. Cet exil était peut-être une ultime façon de me protéger.

— Aneki-sama est un brave homme.

— Brave homme ou non, Renraku m’a expédié loin de Janice alors qu’elle a besoin de moi. Ils ne m’ont toujours pas dit où elle est…

— J’ai peine à croire qu’Aneki-sama soit complice d’une si vilaine action…

Sam commençait à se poser la question. Mais il préférait continuer à penser que d’autres corrompaient la Corporation.

— Il faut chercher ailleurs le responsable…, conclut Hanae.

— Sato ?

— Non. Il est trop proche d’Aneki-sama.

Pauvre Hanae… Tu déchanteras un jour…

— En attendant, je suis bloqué à Seattle pour « raisons de sécurité » et on me tient à l’écart d’un fichier important. J’ai un travail minable, et pas la moindre nouvelle de ma sœur.

— Engage un détective, suggéra-t-elle.

— Avec quoi ? Je gagne un salaire de misère, et vivre à l’Arcologie coûte cher…

— Essaye la voie hiérarchique.

— J’insiste depuis un an ! Pour Renraku, Janice n’est plus une personne humaine. Elle a eu une dotation financière, je sais. Le gouvernement impérial méprise les kawaru, mais il tient à son image « humaniste. » Humaniste ! Les métahumains sont les nouveaux bunrakumin du Japon. Des proscrits, condamnés à la misère et aux travaux dégueulasses que boudent les classes supérieures. Janice fait partie de ces déshérités.

Hanae le dévisageait, ébahie. Elevée dans la vénération de la Corpo, elle ne comprenait pas un mot de son discours.

Il n’insista pas.

— Il faut partir. On va être en retard. Hanae baissa les yeux.

— Nous en reparlerons plus tard, si tu veux.

— C’est ça… Plus tard…