La limousine noire semblait encore plus magnifique au soleil. La portière arrière s’ouvrit quand un homme et une femme apparurent sur le perron de la tour Jarman.
Elle portait un magnifique tailleur et des chaussures à talons hauts qui soulignaient le galbe de ses chevilles. Lui paradait dans un costume trois pièces à la coupe présidentielle.
Deux cadres corporatistes, bouffis d’orgueil et riches à en crever. Des maîtres du monde qui savouraient par avance une nuit de luxure.
Katherine Hart se campa devant l’homme. Elle souriait d’aise : quel plaisir de gâcher le début de la soirée à ces porcs vêtus comme des nababs.
— Bonjour, monsieur Drake ! Surpris de me voir ? L’interpellé sursauta. La femme prit un air ahuri. A l’évidence, elle n’avait pas la moindre idée de ce qui se passait.
Tu baisses, Drake. Il fut un temps où tu choisissais mieux tes compagnes de lit.
— Surpris ? Et pourquoi donc ? Je connais tes inépuisables ressources, Katherine.
— Alors je devrai me contenter d’avoir inquiété Mme Mirin…
La femme blêmit. Hart et elle ne s’étaient jamais rencontrées. Une corporatiste de son rang ne pouvait pas apprécier qu’une « aventurière » connaisse son nom. Surtout si celle-ci risquait d’en savoir plus long encore sur son compte…
— Mademoiselle…, commença la corporatiste.
— Silence, madame Mirin, coupa Katherine. Je ne suis pas venue discuter avec toi. Alors, la ferme ! Et pas de gestes brusques ! J’ai des amis haut placés…
Mirin esquissa un sourire méprisant.
— Hum… J’aurais dû dire « placés haut »… L’un pointe un fusil sur ton joli chignon. C’est un tireur d’élite, et il sait que tu es dangereuse…
— Est-il vraiment rapide ? grinça Mirin.
Drake lui posa une main sur le bras.
— N’envenimons pas les choses, Nadia… Mme Hart est une femme de parole, et une remarquable professionnelle. Inutile de recourir à la violence. (Il désigna la limousine.) Katherine, pour parler, nous serions mieux à l’intérieur…
— Ne me prends pas pour une imbécile, Drake !
— Hum… Bien. Eloignons-nous tous les deux, en ce cas. Nadia pourrait nous attendre dans la voiture. Tu n’as nul besoin d’un otage, Katherine. Je n’ai pas envie de déclencher une fusillade en pleine rue.
C’était là-dessus qu’elle tablait, bien entendu.
— D’accord. Si elle reste tranquille, il ne lui arrivera rien. Mon ami tire des balles explosives et il peut aussi bien canarder la limousine.
— Je n’aime pas les menaces, Hart, gronda Mirin.
— Ça tombe mal, j’adore en faire. Tu n’es pas impliquée dans cette histoire, ma belle. Prie pour que ça continue.
— Nadia, va dans la voiture, dit Drake. Mme Hart et moi avons un… malentendu à éclaircir. C’est tout.
Mirin ne bougea pas.
— Va. Je ne serai pas long.
Elle obéit. Quand elle fut dans la limousine, Drake reprit son visage et sa voix de requin des affaires :
— Je t’écoute, Katherine…
— J’ai l’impression que tu ne veux pas honorer notre contrat, Drake. Ça me déplaît.
— Pourquoi ferais-je une chose pareille ?
— Pourquoi ? Bon sang, je m’en fous ! J’étais encore là quand la patrouille de Tir Tairngire a attaqué. Ils avaient un mage avec eux pour couvrir le bruit des moteurs et finir le travail. C’était toute une escouade, Drake. Une escouade prête au combat. Quand Sloan a tiré, c’est devenu un tir aux pigeons. J’aurais pu y rester avec les autres.
— Tu devrais peut-être interroger Tessien. Les dragons sont connus pour leur fourberie.
— Je l’ai vu. Tu l’as rencontré à Portland, et tu as prétendu que j’avais changé de plan. Il m’attendait à Seattle !
— Choisis qui tu crois, Hart. Un homme, ou un dragon.
— J’ai choisi…
— Je vois. Tu toucheras une prime. Très généreuse…
— Pour me faire oublier les coups de canif dans notre contrat ?
— Pour te faire tout oublier. Dis ton prix.
— Ce n’est pas mon style, Drake. Je suis une vraie pro. Je peux tenir ma langue sans « prime ».
— Même dans ce cas ?
— Drake, tu as eu ta chance et tu l’as manquée. C’est le bizness. Je comprends. Inutile d’acheter mon silence. J’ai ma fierté professionnelle. Pas question qu’on me prenne pour une donneuse.
— Comme tu voudras, Hart. Enterrons le passé ! (Il sourit.) Mais ne nous séparons pas fâchés. Ton sérieux m’impressionne. Je voudrais m’assurer l’exclusivité de tes services. Vingt-cinq mille nuyens par mois. Pour une option, en somme.
— J’ai déjà dit que je ne mange pas de ce pain-là ! Si tu veux m’engager, paye mon prix, ni plus ni moins.
— Quelle femme remarquable ! Je commence à croire que tu ne me trahiras pas. Combien je te dois pour ce coup ?
Elle lui tendit son mini-portable. Il glissa son créditube dans le lecteur et effectua le transfert de fonds. Pour lui montrer combien la confiance régnait, Hart se fit confirmer l’opération dès qu’il lui rendit le portable.
— Ce n’est pas de la monnaie de singe…
— Mon argent vaut de l’or, Hart.
— Mieux que ça ! L’or est trop lourd à porter… Elle voulut s’éloigner. Il la rattrapa et lui saisit le poignet.
— Tu es sûre qu’il ne reste plus de preuves de la substitution ?
Elle attendit qu’il la lâche pour répondre :
— Le van a explosé. S’ils trouvent les restes de notre ami, il penseront que c’était un runner de ma bande…
— Pas de survivants parmi les pigeons qui nous ont servi de couverture ? Un blessé peut parler…
— La femme était dans le van. Le mage s’est chargé de Verner et des autres.
— Excellent. Ce Verner était trop futé. Vivant, il aurait semé le trouble dans les esprits. Je préfère que les témoins ne soient plus de ce monde.
Sauf moi… Mais tu as encore besoin de la vieille Katherine, pas vrai ?
— N’oublie pas, Hart : je ne laisserai personne compromettre le plan. Personne !
Il partit vers la voiture.