1

2051.

Samuel Verner n’avait jamais cru aux histoires de fantôme dans la Machine.

En creusant bien, il y avait toujours une explication rationnelle. Rien ne permettait de supposer qu’une entité désincarnée errait dans la Matrice.

Mais maintenant, sous le ciel électronique de la Grille de Renraku Arcologie, Sam commençait à se poser des questions.

Un programme Persona était entré dans la zone où travaillait sa propre projection. L’icône représentait un personnage classique du kabuki. La silhouette portait le logo néon-chrome de la Corpo sur la poitrine et dans le dos.

C’était la représentation choisie par Tanaka. Mais Jiro avait passé l’arme à gauche trois heures plus tôt.

Avant de se mettre au boulot, Sam s’était introduit illégalement dans la base de données de l’hôpital. Le fichier de Jiro était fermé, mais pas encore protégé en lecture. Selon la Machine, le cerveau du Nisei avait cessé toute activité à six heures et trois minutes.

Sam ne s’était pas étonné de la nouvelle. Cinq jours plus tôt, Jiro était tombé accidentellement de la promenade. L’atterrissage sur le ciment, après deux étages de chute libre, avait dû faire mal. D’emblée, les médecins s’étaient montrés pessimistes. D’autant que le patient semblait dépourvu de volonté de vivre…

A présent, son icône Persona se baladait dans la Grille. Les fantômes n’avaient déjà rien à faire dans le monde matériel ; dans l’univers virtuel de la Matrice, ils étaient tout simplement impossibles. L’hallucination consensuelle créée par les opérateurs pour gérer un flux de données fabuleux ne formait pas un monde « réel ». Les esprits ne pouvaient pas y être piégés ou retenus…

Les deckers pirates qui infestaient la Matrice prétendaient que les âmes de leurs collègues malchanceux restaient prisonnières de la Grille quand un système de défense leur brûlait le cerveau. Sam avait assez compulsé de documentations pour affirmer que ces rumeurs étaient du délire. L’icône Persona était un marqueur indiquant dans quel zone de la Matrice travaillait un opérateur. Il n’avait aucune existence, même si les autres opérateurs pouvaient le voir. Dans le monde de l’électronique, il n’y avait pas de place pour les revenants. Les âmes étaient l’affaire de Dieu ; après la mort du corps, elles devenaient Son bien…

Il devait y avoir une explication simple.

L’icône de Jiro passa à côte de celle de Sam. Le personnage de kabuki ne fit pas un geste.

Verner se sentit à la fois soulagé et déçu : même le fantôme de Jiro l’aurait salué.

Un étranger se servait de l’icône de Tanaka.

Sam pianota sur le clavier de son terminal. Il activa le programme Alter Ego. Aussitôt, sa propre icône devint opaque, imitant fidèlement une silhouette standard de la Corporation.

Verner allait devenir l’ombre du personnage de kabuki. De temps en temps, il lui faudrait utiliser le mode « téléportation » pour échapper au champ de vision de sa proie.

Sam ne comprenait pas la fonction « téléportation » du programme. Il savait s’en servir, mais il ignorait comment elle fonctionnait. Bah… Il était un utilisateur, pas un programmeur. Pourquoi aurait-il su ? Ce gadget logiciel lui avait bien servi depuis sa prise de poste, après l’aventure avec Sally Tsung et ses shadowrunners.

Sam ne demandait rien de plus.

La mort de Betty avait démoli le pauvre Jiro. Il était devenu lunatique, solitaire et bourru. Le psychiatre avait appris (par Sam) la transformation de l’icône en personnage de kabuki et avait jugé qu’une discrète surveillance s’imposait. Avec l’aval du corps médical, les experts de Renraku avait créé un programme espion pour suivre le Nisei à la trace. Quelques modifications de la console du pauvre Jiro avaient suffi à dissimuler le système.

Sam avait convaincu le psychiatre qu’il serait l’espion idéal. A l’Arcologie, nul ne connaissait Jiro mieux que lui.

Ce maudit fouille-cervelle a sûrement pensé que ce serait une excellente thérapie pour moi aussi !

Astuce de thérapeute ou pas, Sam voulait veiller sur Jiro. Depuis l’enlèvement, il se sentait beaucoup de points communs avec le jeune homme. Il ne voulait pas le laisser devenir un salopard cynique du type Alice Crenshaw.

L’icône de Jiro s’enfonça plus profondément dans les entrailles de la Machine. Sam réagit maladroitement. Il avait perdu l’habitude du protocole Alter Ego. Des mois plus tôt, le psychiatre avait déclaré Jiro « stabilisé » et annulé l’autorisation de filature.

J’ai drôlement bien fait de copier le programme…

Puisque ce n’était pas Jiro, quelqu’un s’était introduit en fraude dans le réseau Renraku. Aucun utilisateur autorisé ne pouvait travailler avec le Persona d’un autre. Donc un decker avait piraté le mot de passe de Tanaka.

Lutter contre les intrusions faisait partie du travail de Sam.

L’intégrité de la Corpo…

Il songea à déclencher l’alerte générale, puis il se i avisa. En cas d’alarme, toutes les icônes étaient Moquées ; il perdrait le contact avec l’intrus. Les deckers de la sécurité de Renraku le trouveraient sans doute en quelques minutes. Mais personne ne saurait ce qu’il avait fait dans l’intervalle. Et Sam voulait démasquer celui qui avait usurpé l’identité de son ami.

La traque continua…

L’intrus se promenait entre les rangées de fichiers. Un vrai touriste. A aucun moment, Sam ne le surprit en train de pomper des données.

S’il n’est pas là pour voler, qu’est-ce qu’il fiche ?

Parfois, des gamins mordus d’informatique s’introduisait dans la Matrice pour le « fun », comme ils disaient.

Mais pour pirater une icône Persona, il faut être sacrément calé…

L’intrus avança un peu plus vite. Il passa sans problème devant plusieurs Samouraïs Rouges – des icônes, évidemment, qui représentaient la garde d’élite de la Corpo.

Avec le mot de passe de Jiro, il ne risque rien…

Le personnage de kabuki s’arrêta devant le Mur, une barrière d’électricité statique ainsi nommée par les deckers de la sécurité. Elle signalait une zone interdite, même pour les employés de la Corporation.

L’icône de Jiro resta un long moment en contemplation devant l’obstacle.

C’est quoi, son but ? Une attaque en règle du Mur ?

Sam désactiva Alter Ego au moment où l’intrus se précipitait dans le Mur, disparaissant dans sa grisaille légèrement bleutée.

Le personnage de kabuki ressortit avant que Verner ail pu déclencher l’alarme.

L’icône titubait…

La silhouette d’un samouraï’ se détacha du Mur, électricité statique soudain devenue « chair ».

Un katana brillant d’étincelles apparut entre les « mains » du défenseur. "

Il avança vers l’intrus.

Le personnage de kabuki esquiva le premier coup et laissa derrière lui une image fantôme. Vif comme l’éclair, le samouraï la décapita.

Puis il se concentra sur son « véritable adversaire. »

L’image fantôme avait fait gagner quelques fractions de secondes au kabuki. Assez pour activer un programme de contre-attaque.

Un pistolet-mitrailleur se matérialisa entre ses mains. Méprisant le danger, le samouraï chargea.

Les balles s’écrasèrent contre son armure d’électricité statique.

Indestructible, le gardien du Mur…

Parvenu à hauteur de son adversaire, le samouraï leva son sabre. Le katana s’abattit sur le crâne casqué du clown japonais.

Des étincelles jaillirent.

Le samouraï doubla sa frappe.

L’icône de Jiro leva un bras en un geste désespéré de défense. La lame sectionna le membre au ras de l’épaule.

C’était la fin. Le clown de kabuki se désintégra.

Le défenseur « regarda » autour de lui. Sam se tint immobile. Ce qu’il venait de voir n’était pas un exercice, ni un spectacle en tridéo. Les images étaient virtuelles, mais leurs effets, eux, étaient réels. Si le type qui contrôlait l’icône volée n’était pas mort, il ne devait pas valoir beaucoup mieux.

Le cerveau carbonisé… L’œil vide… Plus personne au numéro que vous demandez…

Le samouraï rengaina son arme et retourna se fondre dans le magma d’énergie du Mur.

Sam resta seul sur la grande plaine virtuelle.

Il réfléchit à la vitesse de l’éclair. S’il rapportait l’incident, il lui faudrait confesser le piratage d’Alter Ego, et reconnaître qu’il avait vu en action une des armes très secrètes de la Corporation.

Tu cherches des ennuis, mon gars ?

Il jeta un dernier regard sur le Mur et rebroussa chemin. Lentement, il sortit de la Matrice, et réintégra son corps, assis devant un terminal.

Ce qui se cachait derrière le Mur devait avoir une valeur inouïe. Les « défenseurs » comme le samouraï -en fait des tueurs – étaient en principe interdits. La GLACE (Générateurs de Logiciels Anti-intrusion par Contre-mesures Electroniques) était régie par des règles strictes. Tout le monde se doutait que les corporations passaient outre dans certains cas. On appelait ça la « GLACE noire ». Mais qui pouvait en parler ?

Sûrement pas les intrus carbonisés…

Comme disait un vieil adage, devenu le leitmotiv du XXIe siècle : « Les morts ne parlent pas…»

Les morts, non, mais moi ? J’ai vu le samouraï à l’œuvre…

Malgré les rumeurs, jamais il n’aurait cru la Corporation capable de mépriser autant la vie humaine. Comment Aneki-sama pouvait-il tolérer ces monstruosités ?

Je parie qu’il n’en sait rien. C’est un homme honorable.

Le devoir de Sam était de le prévenir. Mais comment ? Il était presque sûr que le samouraï l’avait vu, avant de réintégrer le mur. Ceux qui manipulaient les tueurs savaient qu’il était au courant de leurs sales manœuvres. S’il bronchait, ces gens-là ne se laisseraient pas faire. Tenter de rendre publique leur infamie, même à l’intérieur de la Corpo, lui attirerait des ennemis.

Des ennemis puissants… et impitoyables.