Sam ouvrit un œil hésitant puis le referma. Il était dans un lit, nu comme un ver. Un instant, il se crut revenu à Tokyo, après son opération.
Grâce au ciel, ça n’était qu’un rêve…
Non, c’était réel ! Incapable de se rappeler comment il était arrivé là, il gardait le souvenir d’une forêt et d’une escouade de gardes frontaliers de Tir Tairngire.
C’était bien ça… Il courait dans la forêt, le long de la rivière. Il était tombé et sa tête avait cogné contre quelque chose.
Il revit deux visages. Un homme et une femme aux traits fins et aux yeux en amande. C’était eux qui l’avaient amené ici.
Des elfes, lui porter secours ? Impossible ! C’étaient des elfes qui avaient voulu le tuer… Pourtant…
Il s’assit dans le lit et regarda autour de lui. Il remarqua le fusil de Chin Lee, posé contre le mur, à portée de main.
Il prit l’arme et vérifia le magasin comme il avait vu l’ork le faire durant leur périple.
Le fusil est chargé… On me fait confiance…
Des vêtements attendaient sur une chaise. Ce n’étaient pas les siens, mais la taille pouvait aller. Il s’habilla et enfila les bottes qu’il trouva au pied de la chaise.
De la pièce adjacente lui parvinrent des bruits de voix.
Des voix familières !
Verner sortit de la chambre d’un pas décidé. Trois hommes étaient assis autour d’une table. Ils se retournèrent en l’entendant entrer.
Sam en reconnut deux : Castillano, l’énigmatique fourgueur de Seattle, et Dodger, le decker de Sally Tsung.
Un quatrième homme entra. Verner l’identifia sans peine : c’était son sauveur. Un loup marchait à son côté. Sam reconnut aussi l’animal : une louve ! Il tendit la main. La bête approcha.
— Freya ?
La louve dressa les oreilles en entendant son nom. Sam se pencha ; elle lui lécha le visage.
— Elle mord…, avertit l’homme qui venait d’entrer.
— Tout va bien. Elle ne me mordra pas…
Comme si elle avait compris, Freya se laissa tomber sur le flanc, roula sur le dos, et offrit son ventre aux caresses de Sam.
Les quatre hommes regardèrent la scène en silence. Castillano semblait plutôt agacé. Les yeux de Dodger brillaient de satisfaction. Les deux autres affichaient une parfaite indifférence.
— Messire Corpo, dit enfin Dodger, je suis ravi de te voir éveillé et en forme. Viens t’asseoir et raconte-nous tes aventures.
Sam gratta une dernière fois le ventre de Freya. Puis il alla prendre place sur une chaise. La louve le suivit et se lova à ses pieds.
— Que faisais-tu à courir dans la forêt, messire Corpo ? demanda Dodger.
— J’ai quitté Renraku. Maintenant, ils essayent de me tuer.
— Plaît-il ?
— La patrouille frontalière. Ils m’appellent le « renégat ».
— Messire, je crains que tu sois mal remis de ton coup sur la tête. Comment pourrais-tu être un renégat pour une patrouille frontalière ?
— Pas pour la patrouille. Pour Renraku.
— Les corporations ne condamnent pas à mort les transfuges. C’est un châtiment excessif. Quant à te poursuivre jusqu’à Tir… Absurde !
— Qu’est-ce que tu nous caches, Verner ? s’impatienta Castillane
— Rien.
— Tu mens. Cette affaire fait trop de vagues.
— Il a raison, messire Corpo. Dis-nous qui veut te tuer.
— Je n’en sais rien…
— Alors raconte les choses depuis le début… Sam s’exécuta. Il parla de Janice, de ses doutes à propos de Renraku. Arrivé à l’extraction, il ne garda pour lui aucun détail, excepté les noms des runners.
— Une bien triste histoire…, commenta Dodger quand il eut fini.
— Du pipeau, grogna Castillano. On n’échappe pas à un mage de combat…
L’elfe lui lança un regard noir.
— Il semble que tu juges un peu vite, mon bon seigneur. Entends-tu médire de notre invité ?
Castillano haussa les épaules. Le langage châtié et vieillot de l’elfe lui tapait sur les nerfs.
Dodger se tourna vers Sam :
— Des amis de Portland m’ont raconté une histoire bien différente. Elle parle d’un « contrat » sur deux employés de Renraku qui se sont enfuis avec les derniers brevets de la corporation.
— J’ignore de quoi tu parles, protesta Sam.
— On dit que ces renégats ont été sortis par une bande de runners qui les a conduits au Sud. On raconte qu’ils voulaient traverser Tir Tairngire pour rejoindre San Francisco. Ça ne te fait pas penser à quelqu’un ? Ta défunte petite amie et toi, par exemple ?
— C’est idiot. Nous avons pris des affaires personnelles, c’est tout. Mais… peut-être que l’autre type ?…
— L’autre type ? répéta Castillane
— Messire Corpo, dans ton récit, tu n’as point mentionné un troisième transfuge.
— Il y avait une autre extraction en cours, c’est vrai…
— Mes amis de Portland n’ont parlé que de toi et de ta compagne.
— Il y avait un autre transfuge. C’est sans doute lui le voleur. Je ne sais rien de plus. Roe n’est pas du genre bavard…
— Roe ? demanda Dodger.
— La femme qui a organisé l’extraction. Elle travaille avec un dragon.
— Un serpent à plumes nommé Tessien ?
— C’est ça…
— Mon ami, te voilà mal embarqué. On dit que c’est ce Tessien qui vous a dénoncés aux autorités de Tir.
— Mais… pourquoi, bon sang ? Il nous a d’abord sauvés… (Sam réfléchit quelques instants.) Et Roe, tu la connais ?
— Pas sous ce nom… C’est une elfe aux cheveux platine ? Toujours très bien habillée ?
— La description semble parfaite…
— Roe n’est pas son véritable nom. La shadowrunner que je connais est également une elfe. Elle travaille aussi avec un dracomorphe appelé Tessien. Son nom est Hart, Katherine Hart.
Castillano sursauta.
— Je ne veux pas d’embrouilles avec elle. Verner, tu dois partir, et vite !
— Quelle précipitation, seigneur C. ! La patrouille pense vraisemblablement que notre invité est mort. Hart et son employeur aussi. Personne ne viendra nous ennuyer.
— Je ne veux pas de risques inutiles.
— Seigneur C, tu t’inquiètes trop. Ton… entreprise… ne risque rien.
— Quelle entreprise ? demanda innocemment Sam.
— T’as jamais appris à la fermer, mon gars ? grogna Castillano.
— Navré… Au vu de vos activités, à Seattle, je vous vois mal exercer ici…
— Ça te gêne ?
Dodger intervint :
— Messire Corpo, notre bon seigneur C. est engagé dans une œuvre charitable de longue haleine. Il aide les propriétaires de certains objets de valeur à les vendre à ceux qui en manquent. Quoi de plus noble ? Naturellement, il y a quelques tracasseries douanières à… hum… aplanir…
— Tu parles trop, elfe !
— Du calme, mon gracieux hôte ! Notre ami ici présent est un ancien corporatiste, c’est-à-dire un parangon de loyauté !
— Moins on en sait, moins on en dit. C’est ma devise. Je n’ai pas besoin de problèmes supplémentaires.
— Je ne vous en causerai pas, dit Sam. Comptez sur moi pour me taire. Mais j’ai besoin de votre aide. Je dois retourner au métroplexe.
— Tu as un plan ?
— Oui : contacter Renraku ! Cette histoire c’est du délire. Je ne vois pas d’autre moyen d’en finir.
— Tu as encore beaucoup à apprendre, mon gars…
— Il faut que j’agisse. D’après ce que vous dites, Roe – ou plutôt Hart – et son employeur m’ont envoyé à l’abattoir. A cause d’eux, j’ai entraîné une innocente dans un traquenard. Ces meurtriers doivent payer.
— Quelle noblesse d’esprit ! railla Castillano..
— Ne te moque pas de ce gentilhomme, seigneur C. Il a été dupé, et son cœur crie vengeance. Tu comprends ce sentiment, n’est-ce pas ?
— Je comprends les affaires, grogna Castillano. Ces trucs-là sont mauvais pour le commerce.
— Et si je paye ? proposa Sam, désespéré.
— Avec quoi ? On n’a rien trouvé sur toi à part des vieilles photos…
— Les puces Persona… Elles valent une petite fortune…
— Faux. Elles sont marquées… Elles ne valent rien.
— Messire Corpo nous offre tout ce qu’il a, dit Dodger. C’est touchant, non ?
— Tu sollicites mon bon cœur, l’elfe ?
— Appelle ça comme tu veux. Si tu refuses de l’aider, je m’en chargerai. Tout à coup, sa détresse me motive plus que tes nuyens.
— Comme tu voudras… Mais ne compte plus sur ta part…
— Je n’y comptais déjà plus, seigneur C.
— Verner, n’oublie pas de me laisser tes puces propres avant votre départ. J’ai eu des frais…
Castillano fit signe à ses hommes de sortir. Freya se leva pour suivre son maître. Elle lança un dernier regard de sympathie à Sam.
Sur le seuil, Castillano se retourna :
— Mais garde la bible, mon gars. Tu en auras besoin…