Ils reprirent la route le lendemain. Pour semer d’éventuels poursuivants, ils changeaient de voiture tous les cent kilomètres. Sam s’émerveillait de l’efficacité des runners. Il devenait évident qu’une puissante organisation tirait les ficelles.
Ils roulèrent longtemps après la tombée de la nuit, tous feux éteints. Avec sa vision nocturne d’elfe, Roe n’avait pas besoin de lumière pour conduire.
Sans crier gare, elle coupa le moteur et immobilisa le véhicule – un van assez vaste pour contenir l’équipe de runners et la civière.
— Quelque chose ne va pas ? demanda Kurt.
— Tessien doit nous retrouver ici. Allez vous dégourdir les jambes. On mangera après.
Kurt, Sloan, Chin Lee et Chien Noir s’éloignèrent, arme à la bretelle. Hanae et Sam restèrent avec Roe près du véhicule.
— Katherine ?
— Oui, Hanae ?
— Où sommes-nous ?
— On vient de passer la frontière de Tir Tairngire.
— Nous sommes dans le pays des elfes ?
Tir Tairngire englobait le vieil État de l’Oregon et une partie des États de Californie et de Washington. Les Nations des Américains d’Origine avaient offert ce territoire à la puissante coalition d’Eveillés qui s’étaient battus à leurs côtés. Tir avait vite déclaré son indépendance. Le Conseil Tribal ne s’y était pas opposé. Depuis, personne ne savait ce qui se passait dans ces terres. On murmurait que les elfes, qui les gouvernaient, encourageaient la population à laisser la nature reprendre ses droits. La propagande officielle de Tir incitait les autres nations à faire de même. Les elfes proposaient même de mettre leur magie au service de cette cause.
— Traverser Tir Tairngire est le plus court chemin pour aller à San Francisco.
— Roe, intervint Sam, tu sais que la frontière est très bien défendue ?
— Ouais…, grogna Sloan, qui revenait vers eux. Ils ont des dragons, des griffons, et des foutus paladins. (Le runner baissa la voix :) On dit que s’ils t’attrapent, ils volent ton esprit.
— T’en fais pas, Sloan, grinça Chien Noir, pas de risque qu’ils trouvent le tien !
— Sloan a raison, insista Sam. L’efficacité des patrouilles frontalières est célèbre. Chaque semaine, on parle de pauvres types décervelés éjectés de Tir à coups de pied dans le derrière.
— Exact. C’est pourquoi on va y aller mollo. Dès qu’il sera arrivé, Tessien partira en éclaireur. S’il nous donne le feu vert, on se mettra en route. Et il nous servira de couverture aérienne.
— Je suis sûre que nous passerons, Katherine, déclara Hanae.
Les shadowrunners envièrent sa tranquille conviction.
Tessien arriva, fit la « fête » à Roe et partit inspecter le chemin. Avant de rejoindre les autres autour du feu, Katherine jeta un coup d’œil dans le van. Le « passager » ne s’était pas réveillé.
Tant mieux…, songea-t-elle.
Après le repas, un ragoût pas si mauvais que ça préparé par Chin Lee avec du ToutSoja et des herbes aromatiques, les fugitifs se sentirent mieux. Hanae blottit sa tête dans le creux du bras de Sam. Chin Lee versa une casserole d’eau sur le foyer et commença une partie de poker avec Kurt. A la lumière des lampes de camping, tout semblait serein. Dans son demi-sommeil, Sam crut entendre le hurlement d’un loup.
Un loup ? Comment je le sais ? Je n’en ai jamais entendu…
Il tendit l’oreille. Hanae se dressa sur un coude, les yeux lourds de sommeil.
— Je déteste dormir dehors, gémit-elle.
— Allons, ce n’est pas si grave.
Mais il la comprenait. Lui aussi se sentait perdu. Un instant, il se surprit à regretter l’Arcologie.
— J’ai peur, Sam. Je refuse de fermer l’œil à nouveau.
— Va dormir dans le van, souffla Kurt. Il y a une couverture et un oreiller sur le siège arrière.
Hanae se leva. Sam la laissa partir. Il n’avait pas envie de faire la sieste à côté du « bel endormi ».
Plus tard, un bruissement de pas lui fit ouvrir l’œil. Une silhouette féminine quittait le camp, un sac à dos sur les épaules et un fusil en bandoulière.
Roe… Où va-t-elle ?
Curieux, il décida de la suivre…
Elle l’entendit et se retourna.
— Silence, Sam…, souffla-t-elle.
Il obéit. Pas un son ne troublait la nuit. Un peu plus tôt, des milliers de bruits la peuplaient.
Quelque chose clochait.
— Roe, qu’est-ce qui se passe ?
— Je n’en sais rien…
Sam scruta la ligne des arbres. Rien. Et pourtant, ce silence avait quelque chose d’inquiétant.
Puis il vit, au loin, une silhouette aux yeux brillants. Un elfe, plus que probablement.
— Katherine…
— Silence…, murmura Roe. Tu entends ?
Un bourdonnement, dans le lointain… Verner n’était pas un spécialiste de la nature, mais on aurait pu penser à un moustique, ou quelque chose de ce genre.
Il aperçut un, puis deux, puis une demi-douzaine de points lumineux.
Des phares…
— Des Yellowjackets…, dit Roe.
Sam en avait vus à une parade militaire. C’étaient des hélicos monoplaces lourdement armés. Des projecteurs commencèrent à balayer le sol.
Ils viennent pour nous…
Roe et lui étaient encore à l’abri d’un bosquet. Elle lui tendit quelque chose.
— Prends ça…
Le fusil !
Il le saisit des deux mains, puis le lâcha.
Depuis la mort de Claybourne, il s’était juré de ne plus toucher une arme.
Il attendait un commentaire acerbe de Roe, mais elle avait déjà disparu dans la nuit.
Une voix déchira le silence :
— Au nom du Haut Prince de Tir Tairngire, je vous somme de vous rendre. Il ne vous sera fait aucun mal.
Tout d’abord, personne ne bougea. Puis Sloan partit au pas de course vers le van.
— Vous n’aurez pas mon esprit, gronda-t-il.
— Restez où vous êtes ! dit la voix. C’est mon dernier avertissement.
Sloan s’en ficha comme d’une guigne. Il attrapa un pistolet-mitrailleur sous un siège et fit volte-face.
— Crevez, tas de salauds !
L’enfer se déchaîna. Sloan tirait en hurlant des insultes. Chien Noir, Chin Lee et Kurt couraient en tous sens, trop surpris pour sortir leur armes.
Les elfes ripostaient. Quand un des hélicos explosa, mouché par Sloan, ils perdirent toute mesure.
Une roquette jaillit du ventre d’un engin volant.
— Hanae ! cria Sam.
La roquette pulvérisa Sloan et le van.
Verner se mit à courir comme s’il pouvait encore aider sa compagne. Une autre roquette explosa près de lui. Le souffle l’envoya bouler à dix mètres.
Il se releva, le visage couvert d’un liquide poisseux.
Du sang, mais pas le sien. Sur sa droite, il reconnut ce qui restait de Kurt, littéralement coupé en deux.
Alors un homme apparut au milieu de l’enfer.
C’était celui que Sam avait aperçut un peu plus tôt. Un elfe, constata-t-il…
Doté d’une épaisse chevelure rousse, il portait une curieuse chasuble sur son jean et sa chemise de flanelle.
Sam frissonna. Il avait entendu parler des mages de combat. On les disait aussi redoutables que les samouraïs des rues.
Le mage leva les bras et entonna une étrange mélopée.
La fin ne tarderait plus…