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Ce n’était pas la première fois qu’il voyait un spectacle. Pourtant Dodger était déconcerté. Le célèbre samouraï des rues connu sous le nom de Faiseur de Fantôme – Fantôme qui Marche à l’Intérieur, pour les intimes –, faisait du Sojcaf dans la dérisoire « cuisine » du squat. Quelque chose clochait dans le tableau…

Fantôme fit demi-tour avec deux tasses fumantes dans les mains.

J’ai trouvé ce qui cloche. Avant, il se serait servi et j’aurais pu me débrouiller…

L’elfe prit la tasse que Fantôme lui tendait.

— Merci, dit-il.

L’Indien s’assit en tailleur près de Dodger.

— Sam est un brave parmi les braves… Vouloir faire juger un dragon, c’est courageux…

— Messire Doigts d’Acier, tu parles comme si tu désirais abandonner…

Fantôme le foudroya du regard.

— Le désir n’a rien à voir là-dedans.

Mensonge, sire Peau-Rouge. Certains désirs ont une importance capitale dans cette histoire…

Mais l’elfe n’avait aucune intention d’être le premier à prononcer des vérités qui fâchent…

— Sam comprendra… La situation a changé depuis que tu lui as donné ta parole.

— Tu voudrais que je me saborde, l’elfe ? J’ai promis de l’aider devant témoins. Si je me défile, le dernier des punks pensera que je ne vaux pas plus cher que lui. Ça, je m’en fous un peu. Mais il y a beaucoup plus : un guerrier est un homme d’honneur. Il le doit à ses ancêtres.

— Fantôme, un tas de gens pensent que tu n’es qu’un samouraï’ des rues. Moi, je te considère comme un homme d’honneur et un guerrier…

— Sans blague ?

— Même les samouraïs du vieux Japon étaient à d’abord des hommes.

L’Indien posa sa tasse. Une des lames digitales implantés sous ses ongles sortit de son logement. Il la promena nerveusement sur le parquet.

— Et toi, Dodger, pourquoi tu restes ?

— Les samouraïs n’ont pas l’exclusivité de l’honneur…

— Je sais. Ça ne te travaillait pas beaucoup avant de rencontrer Sam…

Fantôme connaissait trop bien le decker pour gober des chimères.

— Alors, disons que je fais ça par goût de l’aventure…

— Sans un nuyen à la clef ?

L’elfe allait répondre quand l’Indien lui fit signe de se taire.

— Ecoute… Ils arrivent…

Il ne se trompait pas. Quelques instants plus tard, des rires retentirent dans la rue. Puis Sally enjamba la fenêtre, bientôt suivie de Sam. Ignorant que Dodger et Fantôme les attendaient, l’ancien corporatiste prit la jeune femme par la taille et l’attira vers lui. Elle se dégagea souplement, offrant sa joue à un baiser qui se voulait moins fraternel.

Quand Sam découvrit l’elfe et l’Indien, il rosit légèrement.

Puis il sourit comme un gosse pris sur le fait.

Dodger lui rendit son sourire. Seule la politesse éviterait que les choses tournent au carnage. Ignorant Sam, Fantôme s’adressa à Sally :

— Tu es venue pour aider ?

— Aider ? Tu ne t’en sors pas avec la cuisine ?

— C’est lui qui a besoin d’aide, fit l’Indien en désignant Sam d’un signe de la tête.

— Oh non ! dit la magicienne en envoyant un petit baiser à l’ancien corporatiste. Il s’en sort très bien tout seul…

Fantôme s’empourpra :

— Il t’a dit ce qu’il a découvert ?

— Oui. En quoi ça me concerne ?

Sam suivait cet échange aigre-doux en roulant des yeux comme des billes. Il allait intervenir quand Fantôme explosa :

— Fais ce que tu veux, Sally, je m’en fous ! Si tu ne l’aides pas, lui ne s’en foutra pas ! Ça le tuera… Sur ce coup, il a besoin de toi.

— Qu’est-ce que t’en sais, Fantôme ?

— Tu maîtrises la magie. Lui non. Sally, bon sang, il y a des dragons dans le camp d’en face !

— Ce n’est pas nouveau…

— Pour lutter à armes égales, il faut de la magie.

— Les roquettes sont aussi efficaces que les boules de feu.

— Kham t’écoute. Persuade-le de se joindre à nous.

— Kham est un grand garçon, contrairement à certains. Il fait ce qu’il veut…

Fantôme se détourna et resta un long moment devant la fenêtre à contempler le ciel. Dodger craignit le pire. Mais quand il se retourna, l’Indien parla d’une voix calme :

— Sans toi, Sally, Sam, Dodger et moi ne pouvons rien contre Haesslich. Il dirige la sécurité d’United Oil. Ça lui laisse de sacrées ressources…

— Au risque de se griller auprès de ses supérieurs…, avança Sam, résolu à parler maintenant que le sujet était strictement professionnel.

— Ce n’est pas sûr, répondit Sally. Haesslich est un vieux lézard rusé. Il peut convaincre ses chefs que vous en voulez à la compagnie.

— Même si on exclut la sécurité d’United Oil, il y a le serpent à plumes et Hart, rappela Fantôme.

— S’ils travaillent toujours pour lui…

— Tu as une raison de croire le contraire, Sam ?

— Greerson. Si Haesslich avait toujours Hart et Tessien, pourquoi engager le nain ?

— Qui te dit qu’il l’a engagé ?

— Gente dame, tu nous cache quelque chose ? Y aurait-il un autre joueur dans la partie ?

— C’est possible. A moins que Greerson travaille pour Haesslich depuis le début. Même avec Kham et moi en renfort, vous êtes mal barrés, les gars. Il faudra une super-force de frappe pour venir à bout de Haesslich.

— Alors tu vas nous aider…

La jeune femme ne répondit pas.

— Et Lofwyr ? demanda-t-elle à Sam. C’est lui qui t’a chargé de ce sale boulot. Il pourrait t’aider, ou au moins mettre la serre au créditube.

— Je peux lui demander, dit Sam.

Pour Dodger, la réponse de Twist semblait peu convaincue. Mais il essayerait, pour plaire à Sally.

— Bienvenue dans l’équipe, dame Tsung.

— Pas si vite, Dodger ! Attendons de voir si le lézard québécois est prêt à risquer son argent. S’il marche, je marcherai…