— Je vous le dis, Crenshaw, je n’aime pas ça !
— Et moi, je te dis de la fermer, Addison !
— Mais c’est dangereux, là dehors ! J’aime mieux être derrière mon terminal à espionner les têtes pensantes. Les IC me font moins peur que les hommes.
Alice et lui avaient rendez-vous dans une taverne louche des Barrens de Puyallup. Depuis qu’ils avaient garé leur aéroglisseur, il ne cessait de gémir.
Crenshaw n’aimait pas davantage le bidonville. Mais elle savait cacher sa peur.
— La ferme, je te dis ! Sinon, je te laisse rentrer tout seul. A pied…
— Jusqu’à l’Arcologie ?
— Jusqu’à la prochaine ruelle, où tu te feras étrangler.
Il blêmit et pressa le pas.
* * *
Dans la taverne enfumée et bruyante, ils avisèrent un groupe de six personnes. Quatre orks – trois hommes, une femme – et deux normaux, assis le plus loin possible des Métamorphosés. Le normal de droite avait un bras et des yeux cybernétiques. L’autre semblait vierge de toute électronique.
Alice s’approcha :
— Bonsoir, messieurs. Je suis Johnson, et voilà mon associé, M. Smith. C’est un decker. Inutile de dire qu’il nous sera utile. Il fera aussi office d’agent de liaison…
Le type au cyberbras ricana :
— A. C, j’aurais dû savoir que c’était toi, le Johnson de l’annonce. Tu as un style inimitable. Mais je croyais que tu étais devenue une huile ? Tu as des ennuis, ou tu manques d’amusement, comme toutes les rombières de la haute ?
— Contente de te voir, Ridley, mentit-elle.
Elle l’avait déjà dans le nez quand il travaillait pour Mitsuhama. Aucune raison pour que ça change ! Mais il était devenu un super-shadowrunner.
— Un nouveau bras ? s’enquit-elle.
— Une seconde main, si j’ose dire. Son propriétaire m’a cherché des noises. Comme j’ai gagné, il fallait bien une prise de guerre…
— Et tu es rapide, avec ça ? demanda l’orke.
— T’as qu’à essayer, grosse truie !
La Métamorphosée se leva d’un bond et tira un poignard de sa botte. Le plus grand des mâles jaillit de sa chaise et l’attrapa par le col.
— Du calme, Sheila !
Il la reposa sur son siège comme un sac de patates. Elle lança à Ridley un regard qui voulait dire : Je t’aurai, immonde porc !
— Tu es le chef ? demanda Alice au grand ork.
— Exact. Je m’appelle Kham. Mon équipe est la plus dangereuse de cette moitié de Seattle.
— Tu ne revendiques pas toute la ville ? railla Ridley.
— Je suis contre la publicité mensongère, grogna Kham en montrant ses canines.
— Messieurs, restez civils. Nous sommes là pour travailler. (Elle se tourna vers l’autre normal, qui n’avait encore rien dit.) Ravie que vous ayez pu vous joindre à nous, monsieur Markowitz.
— Arrête tes salades, Johnson, répondit l’homme, finissons-en. J’ai hâte de me tirer de ce boui-boui.
— Tu fais le délicat, Markowitz ? s’étonna Ridley. J’ai entendu parler de l’enlèvement de Clemson. Du super-travail, c’est sûr… Mais un meurtre reste un meurtre.
Markowitz ignora la remarque.
— Si on passait aux choses sérieuses ?
Avant qu’Alice puisse répondre, la porte de la taverne s’ouvrit pour laisser entrer un nain armé jusqu’aux dents et vêtu d’un manteau blindé.
— Greerson…, souffla un ork.
Le nain approcha de la table et prit un siège.
— Tu es en retard, dit Crenshaw.
— Vous avez déjà parlé bizness ?
— On y arrivait.
— Alors je suis à l’heure…
Crenshaw prit une grande inspiration.
— Vous n’êtes pas des punks des rues, ni des crétins totaux. Nous allons travailler en équipe. Tant que ce ne sera pas fini, je veux que règne l’entente cordiale. Pigé ?
— Pas de baratin, Crenshaw ! siffla le nain. Nomme la cible et précise la date de livraison. Si tu payes assez cher, je ferai le boulot tout seul.
— Ne roule pas des mécaniques, Greerson. On a tous besoin les uns des autres. La cible numéro 1 est revenue à Seattle depuis quelques jours. M. Markowitz vous fournira son curriculum. Ne vous fiez pas à l’air idiot de Verner. C’est un type redoutable. Il flirte avec l’illégalité depuis son arrivée en ville, il y a un an. Il a des associés dangereux. Le seul qu’on ait identifié pour le moment est un elfe, un decker nommé Dodger.
— Dodger ? répéta Kham.
— C’est ça…
— On ne va pas se battre contre l’équipe de Sally Tsung, hein ?
A ce nom, Crenshaw serra les dents. Elle se reprit vite :
— Non, pas à ma connaissance. L’elfe travaille avec elle ?
— Ça arrive.
— Je crois qu’il travaille seul, sur ce coup…
— Il faut l’espérer. Sinon mes gars et moi nous nous retirons.
— Moi aussi, dit Ridley. Je ne me frotterai pas à Tsung sans un mage dans l’équipe.
— Abandonne ces minables, Johnson. Je prends ton budget et je fais place nette.
Il posa la main sur la crosse de son Ares Predator. Crenshaw sentit que les choses risquaient de mal tourner.
— Ferme-la, Greerson ! Tu pourrais descendre Verner et Dodger, c’est sûr, mais il y a d’autres problèmes. Un dracomorphe était mouillé dans l’affaire. S’il l’est toujours, Kham et sa bande s’en chargeront. (Elle se tourna vers Kham :) Si tu veux abandonner à cause de Sally Tsung, j’accepterai ta décision…
— Ne va pas croire qu’on est des trouillards, Johnson ! Sally et moi, on a un accord…
— Je vois, dit Crenshaw.
Et comment, mon salaud ! Je te reconnais, à présent ! Tu faisais partie de la bande qui a défouraillé dans le Commuter…
Alice ne put s’empêcher de sourire. Tôt ou tard, l’ork payerait pour ce qu’elle avait enduré ce jour-là…
— Si l’elfe travaille seul, tu vois un inconvénient à le moucher ?
— Non. Je ne l’ai jamais aimé…
— Et toi, Ridley ?
— Je me fous de l’elfe. Mais si Tsung est impliquée…
— Tu as un accord, toi aussi ?
— Non. C’est la magie qui me gêne.
— Si le cas se présente, je prendrai des contre-mesures.
— Un bon sorcier est un sorcier mort, c’est la meilleure contre-mesure que je connaisse, dit le nain.
— Greerson a raison, admit Crenshaw. N’oubliez pas ça, les gars. Le plus grand mage ne peut pas lancer un sort si on le truffe de plombs d’abord.