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Pendant sa convalescence, Sam n’avait vu que deux infirmières et un médecin. Il avait été impossible de leur soutirer la moindre information. Jacqueline avait envoyé une carte pour lui souhaiter un prompt rétablissement. C’était tout. Sans ces quelques mots griffonnés sur un bout de bristol, Verner aurait pu croire qu’elle faisait partie du rêve où il avait vu Chien.

Tout ce que Sam savait, c’était qu’il se trouvait au Québec (une déduction linguistique, rien de plus). Le docteur et les infirmières n’avaient pas bronché en l’entendant répéter « Genomics » à tout bout de champ. Pourtant c’était un mot facile à reconnaître. Jacqueline lui avait-elle menti en prétendant travailler pour la corpo ?

Le deuxième jour de son hospitalisation, une infirmière lui avait apporté un lecteur de données et les quelques objets qu’il avait sur lui lors de la chute de l’Aigle. Le Narcoject avait été nettoyé et huilé, mais les munitions manquaient. Sam fut catastrophé de voir que ses photos avaient souffert dans l’aventure. Quant tout serait fini, il faudrait qu’il s’en occupe…

Pas une puce ne manquait dans la boîte. Plutôt que de passer ses journées à fixer le plafond, Sam les utilisa. Il relut des passages de la Bible qui l’avaient réconforté par le passé. Il songea à d’étranges interprétations et se demanda ce que Chien en penserait.

Evoquer Chien le fit penser à la magie. Il s’intéressa aux puces du profeseur Laverty.

Les descriptions d’expériences astrales réveillèrent des souvenirs de son rêve sur la mesa. Prudemment, il s’essaya à un exercice. Son premier essai fit apparaître de curieuses couleurs dans la pièce. A lire le texte, il s’était attendu à traverser les murs. Mais il était resté sur le lit, incapable de bouger.

Avec le temps, peut-être que ça deviendrait plus convaincant…

* * *

« Allez jusqu’au bout du couloir, arrêtez-vous devant la porte et attendez. »

La note n’était pas signée. Verner avait quand même obéi : il commençait à s’ennuyer  ferme.

Debout devant la porte, il se demanda si ses « perceptions astrales » ne pouvaient pas enfin lui servir à quelque chose. Moitié par jeu, il se concentra pour voir ce qu’il y avait de l’autre côté.

Les couleurs du mur commencèrent à trembler.

Sam se concentra davantage.

D’un seul coup, tout redevint normal et il se retrouva étendu sur le sol, faible comme un nouveau-né.

Il repensa au nain, chez Laverty, et à Masamba, le mage de Sato. Les deux lui avaient donné l’impression de somnoler pendant leur travail. Grossière erreur : ils utilisaient leurs corps astraux pendant que leurs enveloppes de chair semblaient assoupies.

Sam se releva et approcha de nouveau de la porte. Il s’appuya contre un mur. Dans le texte de présentation de l’exercice, on recommandait de commencer en position couchée. Maintenant, il comprenait pourquoi.

Il se concentra. Les couleurs changèrent subtilement. La porte disparut et il vit – ou crut  voir – la salle qu’elle défendait.

C’était une vaste pièce aux murs couverts de peintures d’une saisissante beauté. Elles représentaient une infinité de scènes émouvantes, terrifiantes ou amusantes. A les contempler, Verner faillit manquer l’occupant de la crypte.

C’était un dragon au corps couvert d’écaillés couleur or qui lançaient des éclairs à chacun de ses mouvements. Il conversait avec une sasquatch.

Jacqueline ?

Ce n’était pas elle, mais une femelle qui lui ressemblait beaucoup.

Elle inclina la tête puis fit demi-tour. La conversation était terminée…

Craignant d’attirer l’attention du dragon, Sam cessa d’espionner. Bien lui en prit, car les portes s’ouvrirent.

— Monsieur Verner ? dit la sasquatch. Vous pouvez entrer….

Il avança à petit pas. C’était la première fois qu’il se trouvait si près d’un dragon occidental. Devait-il parler le premier ? Mais que dire ?

Les yeux d’opale liquide de la bête se posèrent sur lui.

— Je suis Lofwyr.

Sam avait l’impression d’entendre les paroles du dragon. En réalité, elles résonnaient dans son crâne. Tessien parlait de la même manière.

Lofwyr semblait beaucoup plus menaçant que le serpent à plumes. Sam frissonna. Tessien avait détruit un panzer. Que pourrait ce monstre-ci ?

— On m’appelle Twist…

— « On », Samuel Verner ? Ceux qui te nomment ainsi ne sont pas légion. J’espère que leur nombre grandira…

Décontenancé, Sam oublia sa peur.

— Vous savez qui je suis ?

— Il semblerait…

— Que me voulez-vous ?

— Je veux t’aider, Sam…

C’était la dernière chose qu’il eût attendu d’un dragon.

— Pourquoi ? On ne se connaît même pas…

— Mes raisons me regardent. Comme Jacqueline a dû te le dire, nous nous intéressons tous deux aux affaires de Genomics.

Sauf si la créature était télépathe, mentir sembla la meilleure solution à Sam :

— Je n’ai rien à faire de Genomics.

— Un decker farfouille dans leurs fichiers pour ton compte…

— En quoi ça vous regarde ? demanda Sam avec une assurance qu’il était loin de ressentir. Vous êtes un flic ? Je suis accusé d’intrusion, c’est ça ?

— Quelle vaine agressivité ! siffla le dragon. A. A. Wilson, un employé de Genomics, semble t’intéresser beaucoup, Sam…

— Et alors ?

— Verner, cesse de jouer au sale gosse ! Normalement, ton furetage t’aurait coûté cher. Mais je serai clément. Grâce à toi, j’ai découvert que quelqu’un me faisait du tort…

« Le docteur Wilson utilise le matériel et le personnel de Genomics à des fins privées. Chez un chercheur, le sens de l’initiative est souvent une qualité. Hélas, Wilson n’a pas cru bon de me faire profiter du résultat. Il m’a trahi, moi, son bienfaiteur. Tu connais un certain Drake ? »

Que trop ! pensa Sam.

— Je vois que oui…

— M’aiderez-vous à le conduire devant la justice ? Il a des morts sur la conscience.

— La mort est la seule punition pour le meurtre, Sam… Malheureusement, je ne peux pas me charger de lui. Il n’a encore commis aucun crime contre moi. Jusque-là, il a surtout tiré avantage d’une personne sans loyauté qui recevra bientôt un juste châtiment.

« Sam, Drake et Wilson t’ont gravement offensé. Devient le bras de ma justice. Nous commencerons par Drake…»

— Drake… Désolé, mais je ne le tuerai pas pour vous…

— Je sais… Si tu le tuais, ce serait pour toi…

— Que voulez-vous, Lofwyr ?

— J’ignore toujours quel but poursuit ce M. Drake. Cela me contrarie, Sam. Je veux que tu continues à le traquer. Découvre ce qu’il complote et informe-moi.

— Pourquoi moi et pas Jacqueline ? C’est une vraie pro, et elle travaille déjà pour vous.

— Tu es le joueur surprise, Sam. Le joker.

Joueur ? Joker ? Des gens avaient souffert, d’autres étaient morts, mais cette créature prenait la vie pour un jeu dont les humains étaient les pions.

— Tu feras ce que je demande ?

Sam avait peur de ce qui se passerait s’il refusait.

S’il acceptait, ça risquait de ne pas être mieux. Il fallait biaiser.

— Que gagnerai-je si je fais votre sale travail ?

— Beaucoup d’argent et une nouvelle identité. C’est ce qu’il te faut pour retrouver ta sœur et l’aider à guérir.

— Comment savez-vous ?

— Il suffit de chercher les bonnes données. Sam, inutile que je te fasse un dessin, c’était ton métier…

— Quand ce sera fini, je serai libre ?

— Ça dépendra de toi. Je peux être un employeur très généreux…

— Si je tue Drake, me garderez-vous à votre service ?

— Ce que tu feras de lui te regarde. Je veux des informations, c’est tout. Quand ce sera fini, si tu n’es pas poursuivi par les autorités, contacte-moi au moyen du commcode qu’on va te donner quand tu t’en iras.

« Je peux t’offrir une nouvelle vie, Sam… Je peux te faciliter les choses…»

Verner comprit la proposition implicite. Le dragon promettait de lui enseigner sa magie.

Bon sang, ça devient une habitude ! Je n’en veux pas, moi, de leur pouvoir !

— Je crois que je n’aurai pas besoin de votre aide…

— M. Drake ne montre pas tout ce qu’il est. Tu vas affronter un formidable adversaire.

— J’ai mes armes…

— Comme tu voudras. Tout est prêt pour ton retour à Seattle…

— Je n’ai pas encore accepté.

— Tu accepteras, Sam…

Les yeux d’opale se fermèrent. Verner comprit qu’on le congédiait.