Sam se détourna de l’écran mural et inspecta une dernière fois la pièce. Il occupait l’appartement depuis plus d’un an. A l’exception de quelques objets, il était aussi impersonnel qu’au début. Les meubles, les tableaux, la vaisselle… Tout était fourni par la corporation.
Verner devait abandonner ses fringues : une valise aurait attiré l’attention des Samouraïs Rouges. Il faudrait faire avec ce qu’il avait sur le dos et ce que Roe lui donnerait une fois dehors.
Ses albums de photos étaient ouverts sur la table basse, près du sofa. Il en avait sélectionné une vingtaine. L’historique de sa famille… Janice et lui enfants ; leur père et leur mère ; le cliché de mariage des grands-parents ; encore Janice et lui, à Kyoto ; le jour de la remise du diplôme de sa sœur, à l’Université de Tokyo ; son propre « couronnement », à celle de Columbia… Pour finir, extrait de l’album le plus vieux, un portrait de Thaddeus Samuel Helmut Verner, le premier du nom à venir aux Amériques.
Tout voyageur a besoin d’un viatique…
Sam regarda les étagères. Il y avait bien peu de livres… A l’inverse de son père et de sa sœur, il n’avait pas besoin de toucher du papier. Pour lui, c’était le contenu qui importait, pas le contenant.
Le seul volume qu’il regretterait, c’était sa bible. Hélas, elle pesait trop lourd…
Mais il ne partait pas sans elle. Dans sa poche se trouvait une petite boîte de puces chargées d’octets jusqu’à la gueule. En plus de la Bible, Verner emportait des ouvrages techniques, le journal de son père, et un choix de sa correspondance. Sur un coup de tête, il avait ajouté le manuel d’un programme de simulation de vol qu’il n’avait pas terminé.
Il y avait aussi les puces « grises ».
Elles contenaient le programme Persona de son cyber-terminal. Selon la loi, les prendre était du vol qualifié. Mais les programmes étaient « taillés » pour lui. Le destin des puces, s’il renonçait à les emporter, les conduirait dans un incinérateur. En configurer de nouvelles pour son remplaçant – ou sa remplaçante -coûterait beaucoup moins cher que de reprogrammer…
Les puces ne contenaient pas de données sensibles. En les subtilisant, Sam accomplissait un acte symbolique. Abandonner Renraku l’excluait de la Matrice. Provisoirement, espérait-il… C’était sûrement pour ça qu’il emportait le manuel. Encore un symbole : le vol, la liberté, les ponts coupés…
Appuie sur la pédale douce, Sam. Ne deviens pas ton propre fouille-cervelle…
Il regarda l’heure.
— Dépêche ! cria-t-il à Hanae, qui se préparait dans la salle de bains.
— Une minute…
Il pria que ce ne soit pas une de ces « minutes » qui duraient un quart d’heure…
Le ciel dut l’entendre. Elle sortit presque aussitôt, vêtue pour partir à l’aventure. Il aurait préféré un pantalon, mais sa robe était d’un tissu solide et elle pourrait marcher avec. Elle portait un grand sac en bandoulière.
— Ce n’est pas un peu voyant, pour une soirée en boîte ?
— Eh bien… Il faudra que ça aille. Ne t’en fais pas, c’est à la mode en ce moment…
— J’espère qu’il n’est pas trop lourd… Il faudra traverser au sprint l’aire de décollage.
— S’ils réussissent à désactiver le mouchard, nous arriverons jusqu’à l’hélico. Les gens font ça tout le temps…
— Pas dans une ambulance DocWagon !
— Si c’est trop lourd, tu m’aideras… Tout ira bien, Sam…
Il aurait aimé en être aussi sûr…
Malgré les craintes de Verner, ils atteignirent sans incident le Club Quarter, au niveau 6. Personne ne s’intéressait à un couple en goguette. Le coin était plein de monde. La cybermusique attirait de plus en plus d’amateurs.
Ils trouvèrent sans peine le Rumplestiltskin. Roe n’était pas encore là, mais des centaines de candidats faisaient la queue devant la dernière discothèque à la mode.
— Tu as vu ça ? s’exclama Hanae.
— C’est l’enfer ! Je me demande si Roe ne s’est pas trompée…
— Ça doit faire partie du plan, Sam…
La jeune femme ne semblait pas plus convaincue que ça…
— Prenons toujours notre place dans la queue…
Dix minutes plus tard, ils n’avaient pas fait trois mètres. Hanae tira Verner par le bras.
— Elle est peut-être déjà à l’intérieur. Ou partie sans nous…
— Du calme… Elle remplira sa part du contrat…
Une demi-heure plus tard, ils aperçurent les portes de la discothèque. Comme beaucoup de boîtes de nuit, le Rumplestiltskin employait un troll comme portier. Trop bien vêtu pour être qualifié de videur, le métahumain avait tout ce qu’il fallait pour cette fonction. Trois mètres de muscles sans beaucoup de cervelle calmaient les plus excités.
Quand ils furent à dix pas de la porte, Roe apparut.
— Ça traîne trop, maugréa-t-elle.
Elle prit Verner et Hanae par le bras et les conduisit devant le troll.
— Mes amis sont attendus…, dit-elle, tendant un créditube au Métamorphosé.
Elle se tourna vers Sam :
— Giacomo va s’occuper de vous. Tout va bien. Je vous laisse. Je dois aller chercher les autres… invités…
Elle descendit la queue et s’arrêta au niveau d’un groupe de quatre personnes. Même de loin, Sam reconnut que la plus grande était un ork – une orke, plutôt – qui portait une énorme valise.
Les compagnons de Roe étaient des shadowrunners. Elle les avait choisis pour l’extraction. Comparés à la bande de Sally Tsung, ils avaient l’air… moins dangereux ?… Plus amateurs ?… C’était difficile à dire. Mais Sam ne pouvait s’empêcher d’avoir des doutes sur leurs compétences…
Roe et ses runners remontèrent la queue. Verner les suivit du regard. L’individu qui marchait au milieu du groupe attira son attention…
Il avait un visage blafard, à peine visible entre le col relevé de son manteau et son feutre mou. Sa peau paraissait lisse et douce comme celle d’un bébé. Des lunettes noires cachaient ses yeux.
Un homme ? Une femme ? Pas évident à dire…
L’androgyne tourna la tête vers Sam, qui sentit des picotement dans sa colonne vertébrale. Cette silhouette d’albinos lui glaçait les sangs…
— Sam, arrête de les regarder ! souffla Hanae. (Puis, à haute voix :) Allons, chéri, viens ! M. Giacomo a trouvé notre place…
— Je croyais avoir vu une connaissance, grommela-t-il en se laissant conduire à l’intérieur.