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La prise en charge du colis avait été plus rapide que prévue. M. Cible – elle trouvait plus facile de penser à lui sous ce nom – attendait dans le petit bar, comme convenu. Son retard calculé lui avait fait penser qu’elle ne viendrait plus. Frustré, il s’était mis à boire. A son arrivée, il était déjà rouge comme une pivoine, le nez presque aussi brillant que son datajack.

— Alors, Kathy, on me fait attendre ?

— Je voulais être belle pour toi, mon chou… On boit quelque chose avant de partir ?

Plus une cible était éméchée, mieux la mission se passait. Le corporatiste ne se fit pas prier. Quand à elle, elle se contenta de tremper les lèvres dans l’alcool et lui fit ingurgiter trois verres de plus.

— On y va ? demanda-t-elle ensuite avec une œillade langoureuse.

Il se leva, vacillant comme l’ivrogne qu’il était.

— Et comment !

Dans son état, le corporatiste dut s’y prendre à trois fois pour ouvrir la porte de la suite. Le seuil passé, il tituba jusqu’au panneau de contrôle.

— Il faut que je verrouille la porte ! Tu voudrais pas qu’on soit interrompus, hein ?

Quand ce fut fait, il lui colla ses grosses pattes sur les fesses et la poussa.

— Entre, ma poule !

— Dis donc ! Mais c’est hyper-ritz, ici ! Super-génial-géant !

L’argot des rues manquait de mots pour décrire l’opulence de la garçonnière. M. Cible était vraiment un gros bonnet.

— Renraku s’occupe bien de ses cadres supérieurs, expliqua-t-il d’une voix pâteuse. Il y a des tas de nids de ce genre au niveau 6. Ils sont parfaits pour les rendez-vous… spéciaux.

— Pour être spécial, ce soir…, commença-t-elle.

Elle vit une ombre passer sur son visage. Dès leur première rencontre, il s’était plaint que les gens l’aimaient pour ses nuyens et son pouvoir.

« — L’argent et l’influence ! C’est tout ce qui les intéresse ! »

Ça n’était pas le moment d’éveiller sa suspicion.

— Mon chou, je me sens toujours spéciale quand je suis avec toi…

L’homme sourit. Rassuré, il roula des épaules pour impressionner sa conquête. En d’autres lieux, à un autre moment, la femme aurait pu trouver sa naïveté charmante.

— Ordinateur, de la musique ! Le Boléro de Ravel.

Ça n’était pas un mauvais choix, vu la soirée qui se préparait.

Dès que les premières notes retentirent, il fondit sur elle, palpant avidement ses rondeurs d’une main moite. Absorbé par son travail, cet homme n’avait plus de temps pour les autres. Tout ce qui l’intéressait, c’étaient ses besoins les plus primaires…

— Pas si vite, mon chou ! C’est notre première fois. Je veux que ce soit très spécial. Où est la salle de bains ?

— Tu es parfaite comme ça, ma poule !

— Il faut que je me démaquille ! Si je te saute dessus, ça nous changera !

— D’accord. La première porte à droite. Mais fais vite !

— Promis, tu ne me verras pas passer !

La salle de bains était à l’avenant du reste. Mais Katherine Hart ne s’attarda pas sur les détails. Tout ce qui l’intéressait, c’était la forme androgyne étendue sur les carreaux. Nue et chauve, la créature ne ressemblait pas au prédateur qu’elle était.

Hart s’agenouilla et constata, soulagée, que l’être respirait encore. Toute l’opération pouvait tomber à l’eau si la… chose… faisait une réaction allergique aux drogues.

En principe, les doses étaient bien calculées. Katherine n’avait plus qu’à injecter un stimulant au « prédateur » pour le réveiller. Du moins selon Wilson.

Ces mélanges de science et de magie me fichent la trouille. Un être vivant ne peut pas fonctionner comme une machine…

Si la créature s’éveillait trop tôt, c’était elle, Katherine Hart, qu’elle prendrait pour cible.

— Jenny ?

Une voix sortit du minuscule émetteur-récepteur dissimulé dans la pièce :

— Oui, chef !

— Tout est prêt ?

— Affirmatif. On contrôle la Matrice. Juste avant ton arrivée, je me suis branchée sur la sécurité, et je leur envoie une image fixe. Cette suite et celle d’à côté ont l’air vides…

— Parfait. (Elle sortit une seringue de son sac.) Et ton équipe ?

— Tout va bien. Kurt vient de décoller. Chin Lee attend le signal. Dans la pièce à côté, c’est moins génial. Greta biberonne et Sloan se fait un petit trip avec son datajack…

— Foutus amateurs ! grogna Hart. Jenny, reste à l’écoute. Une dernière chose : si ça foire, dit à Tessien d’attendre une semaine avant de s’en prendre à Drake.

— Compris.

— Kathy, tu y passes la nuit, ou quoi ? C’était M. Cible, ce plouc. Il fallait se dépêcher.

— Encore une minute, mon chou.

Elle fit l’injection à la créature.

Si Wilson s’est trompé, je suis morte…

— Bon dieu, Kathy, c’est pas drôle !

Pas encore… Ça y est, elle bouge ! Le prédateur s’éveille.

La créature se dressa sur un coude. Puis elle s’accrocha aux rebords de la baignoire pour se relever.

Maintenant !

— Et si tu venais plutôt me rejoindre, chéri ? La douche me donne des idées…

Quatre-vingt-dix-neuf hommes sur cent marchaient dans ce coup-là. Si elle était tombée sur le centième… Elle entendit un bruit de pas…

C’est ça, approche, mon minet !

La créature était debout.

La porte s’ouvrit.

— Kathy ?

Le prédateur vit sa proie et bondit. M. Cible poussa un cri de terreur.

Il tenta de résister. Les deux combattants repassèrent la porte et boulèrent dans la chambre.

Hart se précipita. Le prédateur avait réussi à saisir à deux mains la tête du corporatiste. Ses doigts, tels des tentacules, se posèrent sur les tempes de la cible.

Le corporatiste hurla comme si on lui arrachait l’âme.

D’après ce que Katherine savait, c’était exactement ce qu’on lui faisait…

La peau de la créature prit des couleurs. Sur son crâne, des cheveux poussaient en accéléré. Ses joues se marquaient de rides.

Quand le pauvre M. Cible cessa de crier, deux hommes identiques gisaient sur le sol.

Un seul se releva.

Hart écarquilla les yeux. Wilson lui avait expliqué, mais elle ne l’avait pas vraiment cru.

Doppelganger !

C’était le nom choisi par le créateur de ces monstres. Des vampires capables de sucer l’identité d’une personne.

Le faux M. Cible était en train de l’étudier de la tête aux pieds.

— On pourrait terminer ce que vous aviez commencé, proposa-t-il avec la voix lubrique de son « hôte ».

— Pas le temps…, grogna-t-elle. Tu connais le planning.

En principe, la puce insérée dans son datajack devait lui communiquer des instructions. En principe…

— Hélas oui, je le connais…

— Très bien… Jenny, phase suivante.

Sur le mur du fond de la chambre, le poster figurant l’océan se déchira, éclaté par l’ouverture d’une porte secrète. Venus de la suite adjacente, les équipiers de Hart apparurent.

Ils portaient leurs uniformes DocWagon. Sloan et Chien Noir faisaient des brancardiers parfaits. Greta avait l’air complètement déphasée dans son costume d’infirmière. Mais les femmes orkes avaient toujours l’air déphasées…

— Jenny, le Commuter ?

— Kurt tourne en rond au-dessus de l’immeuble Mitsuhama.

A l’entendre, Hart comprit que sa decker avait assisté à une partie de la scène, et qu’elle était écœurée. Il faudrait qu’elles parlent, plus tard. Pour l’instant, il y avait plus urgent.

Greta et Chien Noir était en train de placer M. Cible sur un brancard pliable. Sloan regardait alternativement le doppelganger et sa victime.

— Un sacré boulot de maquillage, mec ! On voit plus que t’es albinos…

— J’ai des talents cachés, répondit la créature, imperturbable.

— Ça, tu peux le dire…

— Sloan, ferme ta grande gueule et aide les autres ! Jenny, beaucoup de trafic dans le coin ?

— Quelques aéroglisseurs privés. Pas de patrouille de Lone Star.

— Dis à Kurt de venir. Qu’il mette les sirènes à fond. Après tout, c’est une urgence.

— Le colis est chargé, chef, dit Sloan.

— Passe-moi mes frusques !

Il lui tendit un sac contenant une blouse médicale, un caducée sur la poitrine. Elle se changea en trente secondes.

— Docteur Hart, railla Sloan.

— On est prêt ? demanda Katherine, l’ignorant superbement.

— Ouais…, grogna Greta.

— Jenny, envoie l’image du couloir vide à la sécurité !

— Enclenché !

— Alors, en route !