33

Dès que l’homme bougea, elle abandonna son repas et se pencha sur lui pour contrôler ses signes vitaux. Son pouls était redevenu régulier et ses pupilles n’étaient plus dilatées. Il s’éveillerait bientôt.

Elle se releva et s’éloigna. Lorsqu’il ouvrirait les yeux, mieux valait que sa première vision ne soit pas une infirmière couverte de poils de la tête aux pieds.

Il se réveilla quelques minutes plus tard. Quand il tenta de se dresser sur un coude, elle se précipita.

— Du calme… Du calme. Ne t’agite pas… Tu as failli mourir…

— Failli, simplement ? souffla-t-il.

— C’est un miracle, avec tes blessures.

Elle se plaça dans son champ de vision. A sa grande surprise, il ne broncha pas. Les normaux réagissaient rarement avec une telle équanimité. Cet homme était toujours en état de choc. Elle espéra qu’il n’avait pas perdu l’esprit. Quelqu’un avait besoin de lui…

— Je t’ai trouvé à temps, l’ami. Quelques heures de plus, et mes chants médicinaux n’auraient rien pu.

— Des chants médicinaux ?

— Oui. Pour les chamans, c’est le seul moyen de sauver les gens très malades. Tu crois qu’on revient de si loin grâce aux antibiotiques ? J’avoue qu’ils aident, mais quand même… (Elle prit une seringue.) Si tu restes tranquille, ça ne fera pas mal…

Il ne tressaillit pas quand elle le piqua.

— Qui es-tu ? Un animal ?

— Quel tact, mon ami ! Je m’appelle Jacqueline. Je suis ce que tu appellerais une sasquatch.

Il leva un sourcil.

— Je n’ai jamais entendu parler d’un sasquatch à poils blancs. Ou qui sache s’exprimer…

— Tu retardes, mon ami. Les Nations-Unies nous ont reconnus « espèce pensante » en 2042. Ne pas parler le langage des humains ne fut pas considéré comme un obstacle. A l’époque, nous n’avions même pas le langage gestuel Perkins-Athabascan pour nous faire comprendre. Depuis, certains d’entre nous ont tiré avantage des merveilles de la technologie.

Elle écarta son abondante « chevelure » pour exhiber le datajack greffé à sa tempe.

— C’est du bricolage maison… Un synthétiseur phonétique Renraku couplé à un système expert Mitsuhama configuré pour traduire les concepts en mots. Un logiciel de syntaxe gère le tout. Ce n’est pas capital, mais je préfère dire « J’ai faim » que « Moi veut manger ». C’est plus convivial, non ?

« Quant à la couleur de ma fourrure, elle est commune dans le Yukon, où je suis née. Sans doute pour que nous puissions nous camoufler dans la neige…»

Il sembla satisfait de ses réponses et resta un moment silencieux. Elle en profita pour contrôler les progrès de sa guérison dans le plan astral.

— Que fais-tu ici ? demanda-t-il soudain.

— Je m’occupe de toi, mon gars !

— . Je sais. Je veux savoir comment tu es arrivé ici.

— A cause de toi, toujours. Je te cherchais.

— Pourquoi ?

— Le boulot…

— Tu es une chasseuse de primes, hein ?

— Conclusion hâtive. Tu sais, je n’aime pas beaucoup les questions…

Il la foudroya du regard.

— Bon… Je fais mon travail, c’est tout. Les sasquatchs ont besoin de gagner leur vie, comme tout le monde. Alors j’obéis à mon patron. Un jour, il m’a dit de trouver un type nommé Twist et de le lui ramener vivant et en bonne santé. Il a deux ou trois trucs à dire à ce fameux Twist.

— Pour qui travailles-tu, Jacqueline ?

— Genomics.

— Mais, c’est…

— Je sais, mon vieux. Tu voulais nous espionner. Comment crois-tu que nous avons appris ton existence ?

— Et vous me voulez quoi ?

— C’est plutôt compliqué… Il vaut mieux que mon patron t’explique. Vous parlerez bientôt… Dès que tu seras rétabli, en route pour le Québec !

— Je bous d’impatience, marmonna Sam. En attendant, je pourrais avoir un peu d’eau ?

Elle remplit un verre.

— Je te fais boire… Pas trop à la fois… Voilà.

Il se tint tranquille un moment, mais il ne se rendormit pas. Jacqueline songea à lui donner un sédatif. Ses paupières finirent par tomber toutes seules.

— Tu vas encore chanter pour moi ? demanda-t-il d’une voix pâteuse.

— Si c’est nécessaire…

— Je veux être conscient, la prochaine fois.

— Heu… D’accord…

Il sourit vaguement et sombra dans le sommeil.

C’était la meilleure chose qu’il pouvait faire. Il faudrait encore une journée pour qu’elle puisse le transporter jusqu’à l’hélicoptère. Et, pour être honnête, elle n’était pas sûre d’avoir envie qu’il entende ses chants.

Pendant qu’elle le soignait, Jacqueline avait senti son pouvoir. Son aura était forte, très forte. Mais il ne maîtrisait pas encore ses capacités.

Cette découverte avait éveillé la curiosité de la sasquatch. Le dossier de Renraku ne mentionnait pas que le sujet avait le don. Plus curieux encore, elle avait trouvé dans ses poches une boîte de puces destinées à la formation d’un mage hermétique. Ce qu’elle avait perçu de son potentiel indiquait qu’il était plutôt taillé pour faire un chaman, comme elle.

Soulagée de le voir dormir, elle lui fit une seconde piqûre. Un calmant.

Sam Verner, dit Twist, était un homme étonnant. Sur lui, à part les puces, elle avait trouvé une enveloppe remplie de vieilles photos plus ou moins abîmées par les pérégrinations de Verner. Si elles ne dissimulaient pas d’autres informations, c’était un viatique curieux pour un renégat.

Parmi les puces, Jacqueline avait découvert une bible. Or la plupart des magiciens, quelle que fût leur école, fuyaient la religion…

Enfin, il y avait le Narcoject, une arme pacifiste inhabituelle parmi les shadowrunners. Bien sûr, « Twist » débutait dans la carrière. C’était quand même étonnant…

Sam Verner était truffé de contradictions. En somme, un pion idéal dans la partie que jouait le patron de Jacqueline…