La brûlure du soleil sur sa peau réveilla Sam. Il était étendu sur le dos, les bras en croix. A dix mètres gisaient les restes de l’Aigle.
Begay ? Bon sang, il est mort ! Et je me suis écrasé en atterrissant. Tu parles d’un pilote !
Le monoplace était tombé en panne de carburant. Affolé par l’idée que Tessien le poursuive, Sam avait volé plein gaz sans baisser les yeux sur les cadrans.
A quelques mètres près, il aurait évité le rocher…
Heureusement que j’ai été éjecté…
L’Aigle était en miettes. Verner ne valait guère mieux.
D’une main hésitante, il se tâta le visage et l’arrière du crâne. Le contact d’un liquide poisseux le fit frissonner. Il se redressa lentement sur un coude.
La colonne vertébrale n’a pas l’air brisée. Minute, j’essaye de bouger un pied… Ouf, ça marche… L’autre, à présent.
La seconde tentative fut également couronnée de succès.
Apparemment, rien de cassé. Respirons un bon coup, pour voir…
Pas de douleur fulgurante ; ça exclut un poumon perforé. Je me relève ?
Le soleil était à son zénith. S’exposer à ses rayons devenait de plus en plus pénible.
Je me relève, ou je cuis ?
Sam se dressa péniblement et il se mit à marcher comme un automate. Debout, il constata que sa cheville droite lui faisait un mal de chien. Il lui sembla aussi qu’il respirait moins facilement.
N’y pense pas, et marche ! Si tu t’arrêtes, c’est la mort. Il faut trouver de l’eau…
De l’eau, il pouvait ne pas y en avoir avant dix ou vingt kilomètres. Ou plus, s’il n’avait pas de chance.
Je m’appelle Sam Verner. Je suis un enfant des villes et de la cybernétique. J’ai passé la moitié de ma vie dans un bureau et l’autre dans des appartements. A l’Arcologie, le jardin où couraient mes chiens me paraissait une jungle.
Je ne veux pas mourir dans la mesa !
Dans son délire, l’ancien corporatiste continua à marcher…
* * *
Les heures avaient succédé aux heures. Boitant, haletant, la langue sèche comme parchemin, Sam se traînait vers un hypothétique point d’eau. Mais la fin approchait. A ses tempes, il sentait son sang battre follement.
Le dernier effort avant le silence…
A bout de résistance, il sentit ses jambes se dérober. Jusque-là, l’idée terrifiante de la mort l’avait empêché de s’effondrer. A présent, plus rien ne lui faisait peur.
Dormir… Se reposer… Janice, pardon de t’abandonner…
Il s’écroula et perdit conscience.
* * *
Quand il rouvrit les yeux, la nuit était presque tombée. Il se sentait d’un calme inquiétant, parfaitement détaché de son corps.
— Est-ce ici que je vais mourir ? demanda-t-il à haute voix quand la première étoile apparut à l’est.
— Ça dépend…
Sam tourna la tête, cherchant qui avait parlé. Il ne vit personne, sauf un chien famélique qui ressemblait un peu à Inu, le bâtard qui l’avait suivi le jour de l’enlèvement.
Un chien ? Non, ce doit être un coyote. Qu’importe, ni les uns, ni les autres ne parlent…
— Tu es une illusion, dit-il à l’animal.
— Tu en es sûr, mon gars ?
Sam décida de laisser libre cours à sa démence. Quel mal cela pouvait-il lui faire ?
— Si tu es réel, dis-moi ce qui m’arrive…
— Tu es couché dans un Cercle de Rêve.
— Un quoi ?
— Un Cercle de Rêve. Un endroit où on a des visions. Les Indiens pensaient que c’était un lieu de rencontre des esprits. Tu as l’intention de rester comme ça toute la nuit ?
Sam se mit sur le côté pour mieux voir l’animal. Ce faisant, il constata qu’il n’avait plus mal nulle part. Ce n’était pas étonnant. Les moribonds, avait-il lu dans une revue médicale, inventaient des défenses qui court-circuitaient la douleur et l’angoisse. Il remercia son cerveau de lui rendre ce service.
— Qui es-tu ? demanda-t-il à son improbable compagnon.
— Appelle-moi Chien. Nous allons être de bons amis, je le sens…
— Je ne crois pas que tu existes. Chien. Tu es impossible.
— Impossible, vraiment ? Tu me parles et je te réponds. Comment peux-tu ne pas croire à mon existence ? Oh ! je vois, tu es sourd…
— Ça n’a pas de sens…
— Tu te trompes, mon vieux. Une relation comme la nôtre à un sens. Mais elle n’a pas de prix ! Enfin, pas encore…
— Fiche le camp, sale bête ! Tu ne vois pas que je suis en train de mourir ?
— Tu as envie de mourir ?
— Non.
— Alors, je ne peux pas t’aider…
Chien s’éloigna de quelques mètres et s’assit sur son arrière-train, dos tourné à Verner. Sam fut contrarié. Un produit de son imagination ne devait pas lui tourner le dos. C’était une question de principe…
Chien tourna la tête pour lui lancer un regard en coin.
— Mourir est facile. Ça arrive tout le temps. C’est la phase suivante qui n’est pas du gâteau…
— Je ne vais pas tarder à la connaître… Je serai bientôt déshydraté… Alors viendra la fin…
— Ah, on revient à de meilleurs sentiments… Je le savais…
Chien retourna s’asseoir près de l’ex-corporatiste agonisant.
Sam plongea ses yeux dans ceux de l’animal. Ils semblaient remplis d’une étrange sagesse.
— Si je meurs, ma sœur n’aura personne pour l’aider. Et on ne retrouvera jamais les meurtriers de Hanae.
— Tu mélanges tout, comme d’habitude. C’est si je ne meurs pas que tu aurais dû dire.
— Les mots n’ont aucune importance. Je vais mourir.
— D’accord sur les deux points. Pourtant… J’ai un mot à t’offrir qui comptera plus que n’importe quoi dans ta vie.
Chien grandissait en parlant. Bientôt, il devint la Terre, le ciel et les étoiles. Privé de substance, il n’avait pas disparu.
Tout était devenu Chien !
Un mot explosa dans le crâne de Sam : Magie !
Une atroce peur le saisit.
Il tourna les talons et courut. Un dragon le poursuivait, sa puissante masse changeant sans cesse de forme. Parfois, c’était un serpent à plumes, comme Tessien ; à d’autres moments, un dragon oriental, long ruban d’écaillés doté d’une paire de jambes et privé d’ailes.
Le plus souvent, son poursuivant prenait l’apparence d’un dragon occidental, ses grandes ailes battant avec un bruit de tempête.
Un frisson courut le long de l’échine de Sam. Il ne voulait pas finir dans l’estomac d’un dracomorphe.
Des questions roulaient dans son esprit, curieusement indifférent au corps qui tentait d’échapper aux serres de l’animal mythologique.
Suis-je mort et tombé en enfer ? Est-ce cela, ma punition, courir devant un dragon pour l’éternité ? Mais combien de temps un homme peut-il courir ? Un million d’années ?
Est-ce que je veux que ça dure si longtemps ?
Dans sa poche, il sentait la dent fossilisée cogner contre sa cuisse. Les questions succédaient aux questions.
Aucune réponse ne venait…
Quand Chien avait prononcé sa première phrase, Sam avait cru en tenir une. Il s’en souvint…
Ce n’est pas réel. C’est le rêve d’un agonisant. Inutile de courir…
A cet instant, le dragon le rattrapa et ses griffes lui lacérèrent le dos. Sam hurla et s’écroula, la face dans la poussière. Aucun rêve ne lui avait jamais causé ce type de douleur. Pourtant, il ne semblait pas blessé.
Il se releva. Le dragon l’avait dépassé. Il faisait demi-tour pour repartir à l’attaque.
Sam désirait courir plus que tout au monde. Ses jambes étaient trop faibles pour le porter, mais il voulait battre tous les records de vitesse de sa jeunesse. Begay avait-il ressenti la même chose quand Tessien s’était préparé à porter le coup de grâce ?
Résistant au désir de fuir, Sam porta la main sous son bras. Mais le holster et le Narcoject avaient disparu. La seule « arme » dont il disposait était la dent. Il la sortit de sa poche et la brandit.
— Viens, foutu lézard ! J’ai fini de fuir. Allez, viens, si tu l’oses.
Le dragon s’immobilisa. Sa gueule s’ouvrit et des flammes en jaillirent. Sam sentit l’haleine sulfureuse du monstre, mais il ne fut pas carbonisé.
La même chose s’était produite dans la clairière, quand le mage de combat lui avait lancé une boule de feu.
Le dragon parut hésiter. Sam abaissa la dent.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu ne peux pas me blesser si je te fais face ?
La bête répondit en cinglant l’air de ses griffes. Verner eut le sentiment qu’on lui déchirait la poitrine.
Il brandit de nouveau la dent.
Le dragon se mit à dessiner des cercles autour de lui. A chaque révolution, sa forme devenait moins reptilienne. Bientôt, il ressembla à un Aigle géant.
Quant il s’envola, Verner eut à peine le temps de le voir disparaître dans le ciel constellé d’étoiles.
La dent semblait peser une tonne dans sa main. Il la remit dans sa poche…
… Et se retrouva couché dans le Cercle de Rêve.
— Un bon début, dit Chien.
— Tu parles de début ? Je croyais être destiné à mourir…
— Tous les mortels le sont… Mais tu es exempté pour un moment. Tu as une vie à vivre et des choses à faire. Ce n’est que le début du chemin, mon vieux…
— Je suppose que tu seras à mon côté ?
— Disons que nous ne serons plus jamais des étrangers l’un pour l’autre…
— Le coup de foudre, quoi !
— Misère, quel humour… Tu ne préférerais pas un cousin à moi ?
Chien montra ses canines en un étrange sourire. Sam rit de bon cœur. Puis il plaça un bras autour de l’animal et blottit la tête contre son épaisse fourrure.
Rassuré par l’odeur de Chien, apaisé par le bruit des battements de son cœur, il s’endormit, plus heureux que jamais depuis le jour de l’enlèvement…