Sam fut réveillé par une bonne odeur de sauce au soja. Un bol de soupe fumante l’attendait sur la table. Il se leva et alla s’asseoir.
Dodger revint au moment où il enfournait une généreuse cuillerée de nouilles.
— Déjà debout, messire Twist ? Sam hocha la tête.
— Inutile de me remercier pour le petit déjeuner. Qu’importe le temps et l’énergie dépensés pour me procurer ce délice chinois…
Après avoir dégluti, Sam releva la tête.
— C’était ton tour de payer les courses…, marmonna-t-il.
L’air offensé que prit l’elfe était pure comédie. Mais il redevint vite grave. C’était peut-être à cause du mot « payer ».
— Dodger, je suis reconnaissant à ton ami le professeur. Sans son aide, nous ne serions jamais arrivés jusqu’ici. Mais pourrai-je le rembourser ?
— Il n’en est pas à quelques nuyens près, messire. Un jour, peut-être, il faudra lui témoigner notre reconnaissance. Peut-être pas… A mon sens, il laissera à nos consciences le soin de décider d’une juste rétribution…
Sam baissa les yeux.
— Ma conscience pèse une tonne, ces derniers temps. Tu n’aurais pas dû voler cet argent.
— Un capital de départ, messire Twist. Indispensable pour fonctionner. C’étaient des fonds mal acquis. Nous incarnons la justice immanente.
— Mon œil, c’est du vol !
— De la récupération !
— Ergoteur !
— Moraliste ! railla l’elfe.
Sam sourit. La bonne humeur de son compagnon était contagieuse. En arrivant à San francisco, la fortune des deux amis se montait à cent nuyens sur le créditube de Dodger et dix dans les poches de Verner. _ L’ancien corporatiste avait aussi quelques billets des États-Unis Canadiens et Américains. Du papier sans valeur dans l’État Libre de Californie.
Même les justiciers ont besoin de vivre. N’était-il pas légitime de détrousser des criminels ?
L’argent posait problème à Sam et à Dodger, mais c’était aussi leur plus grand espoir de remonter la piste. Le système bancaire mondial était informatisé depuis longtemps. Tout transfert de fonds laissait une trace dans la Matrice. Par ce biais, les deux amis étaient remontés de Hart et de Tessien jusqu’à Drake, leur employeur.
Quand Sam avait déclaré que Drake devenait la cible prioritaire, l’elfe n’avait pas dissimulé son soulagement. A l’évidence, Katherine et le dragon l’inquiétaient. Il aimait mieux ne pas s’en approcher.
Le decker et le renégat traquaient Drake, un homme mystérieux s’il en était. A ce jour, ils avaient appris qu’on le voyait souvent avec Nadia Mirin, présidente de Naturel Vat, une firme d’agro-alimentaire. Mais leur relation semblait strictement privée. Drake n’avait rien à voir avec Natural Vat ou Aztechnology, la société mère. C’était étrange. D’habitude, les cadres du niveau de Mirin vivaient leurs romances au sein de la Corpo.
— Sam, tu te sens capable de travailler sur les fichiers qu’on a récupérés hier ?
— Pas de problème. Le sommeil et la soupe ont vaincu mon mal de tête.
Ces fichiers provenaient des archives de Transbank. Les pirater n’avait pas été un jeu d’enfant. La suite logique était d’y pénétrer sans les endommager…
* * *
Il leur fallut quatre heures pour découvrir que Drake avait fait certifier par Transbank plusieurs créditubes.
L’information ne valait pas une nouvelle migraine. Un créditube certifié, c’était de l’argent liquide. Au temps pour la piste !
— Un homme vraiment prudent, ce Drake…
— Alors, il faut prendre le problème par l’autre bout.
— Plaît-il, messire ?
— Chercher qui a reçu des sommes équivalentes en créditubes certifiés.
— Tu plaisantes ?
— Non.
* * *
Trois jours plus tard, Dodger et Sam disposaient d’une liste de dix noms. Un raid dans la Matrice leur permit d’éliminer sept candidats.
Restaient trois personnes.
La première, Nadia Mirin, n’avait pas grand intérêt. Seuls de petits montants la concernaient : des cadeaux, sans aucun doute.
La deuxième était totalement inconnue des deux amis. Mais elle se révéla un prête-nom. Au bout d’un entrelacs complexe de virements, l’argent arrivait entre les mains de Katherine Hart.
La troisième servait de paravent bancaire à un certain A.A. Wilson.
— A.A. Wilson… (Sam hocha la tête.) Ce nom me semble familier. Pourquoi ?
— Je n’en sais rien, mon bon ami. Mais sire Wilson semble valoir beaucoup de nuyens pour Drake.
— Si on savait qui est ce Wilson, ça nous aiderait.
— Tu sais combien de Wilson il y a sur ce continent ?
— Je m’en doute… Et nous ne savons même pas si c’est son véritable nom… Les recherches vont prendre une éternité… On s’y met ?
— J’étais sûr que tu dirais ça, messire Twist. Si on pouvait au moins limiter notre champ d’investigation… Sam fouilla dans sa mémoire.
— Wilson… Wilson… Et si c’était un métahumain ?
— Ça simplifierait les choses… D’où te vient cette hypothèse ?
— Aucune idée. Une voix, dans ma tête, murmure « métahumain » quand j’entends son nom. Une ancienne lecture, peut-être. Dans le domaine médical…
— Wilson serait spécialisé en médecine non humaine ?
Les banques de données scientifiques de Seattle ne connaissaient pas de A. A. Wilson. Idem dans celles des États-Unis Canadiens et Américains.
— Essayons le Conseil Salish-Shidhe, suggéra Sam. Autant rester dans les environs…
Une heure plus tard, Dodger pécha quelque chose.
— A. A. Wilson est autorisé à exercer sur le territoire du Conseil Salish-Shidhe. Il est censé vivre à Cascade Crow sur une réserve appartenant à Genomics.
— Genomics ? Cherche dans la bibliographie médicale. Vois si Wilson a déjà publié…
Dodger se tut un instant.
— Mazette, notre ami est un homme de plume prolifique. Seul ou avec des coauteurs, il a un palmarès remarquable. (Il commença à lire une liste de tires.) Etude Comparative de cas d’Albinisme…
— Dans la revue Métahumains, docteurs D. Nyugen, M. T. Chan et A. A. Wilson. 2049.
— Gagné. Comment sais-tu ça ?
— Je m’occupais de la bibliothèque métahumaine de l’Arcologie. Un travail fascinant…
— Bravo pour ta mémoire. Ça ne nous avance pas à grand-chose.
— Oui et non… Attends ! J’y suis, Dodger ! Il y avait un albinos dans l’équipe de Hart !
— Une coïncidence ?
— Selon toi ?
— M’est avis qu’il faudrait enquêter sur le sire Wilson et la corpo Genomics. Mais d’abord, à toi d’aller acheter à manger !
Quand Sam revint avec ses bols de soupe, Dodger tirait une figure d’enterrement.
— Un problème ?
— Genomics. Comme son nom l’indique, c’est une corpo spécialisée en manipulations génétiques. J’ai contacté des deckers qui ont eu affaire à leurs CI. C’est une forteresse, Sam. On peut entrer dans leur réseau, mais il faudrait des mois. La meilleure solution serait une intrusion physique.
— Utiliser un de leurs terminaux ?
— Oui. Mais il y a une autre difficulté. Le siège de la corpo est au Québec.
— Je crois que je vais faire un petit voyage…
— Tu rêves ? Sam, tu n’existes plus, souviens-toi ! Quand tu es « mort », ton numéro d’identification a été « gelé ». Sans lui, tu n’es rien dans le monde des corporations. Pas moyen de prendre un avion. Pas de passeport pour la frontière. Et comment arriver jusqu’à leurs terminaux ?
Verner n’était pas décidé à laisser tomber :
— Tu survis depuis des années en marge des corpos, Dodger. Tu as les moyens de contourner la difficulté. Une fausse identité, ou un numéro d’identification bidon. Je me trompe ?
— Non.
— Alors fabrique-moi un faux curriculum de collecteur de données. C’est ce que je faisais pour Renraku. Une boîte comme Genomics doit en embaucher à tour de bras.
— Un faux ne fera pas illusion longtemps.
— Qu’importe ! Pour pomper le dossier de Wilson, il me faudra moins d’une semaine…
— Tu parles le québécois, Twist ?
— Bien vu. Il me faudra une puce spéciale.
— Et comment tu comptes entrer, messire Espion ? Le Québec a des frontières imperméables…
— C’est toi le super-shadowrunner, vieux ! Trouve une idée.
— Ta foi est plus impressionnante que ton compte en banque, messire Twist.
— Pour le compte en banque, je te fais confiance.
— Il y a peu, ta conscience pesait une tonne. Aujourd’hui, tu m’incites à pécher.
— C’est sérieux, Dodger ! Genomics est mouillée dans cette affaire, je le sens. Là-bas, j’aurai des réponses.
— Il le sent. Fichtrement mystique, messire Magicien.
Sam fit une grimace.
— Laisse la magie où elle est. C’est une intuition…
— Soit. Nous allons la suivre. Dodger se leva. Sam le retint d’un geste.
— Non. Pas nous ! Quand tu auras organisé mon voyage, je veux que tu laisses tomber. Tu en as assez fait, Dodger. Jamais je ne pourrai te payer…
— Messire Twist, tu me désobliges ! Je t’ai déjà dit que je ne suis pas intéressé. Tu auras besoin de moi pour explorer la Matrice de Genomics.
— Il faudra que je me débrouille. Genomics ne nous embauchera pas tous les deux. Inutile de risquer ta tête. Si tu tiens à m’aider, continue à enquêter sur Drake pendant que je serai au Québec.
— Messire, c’est ton ennemi, il te revient. J’irai au Québec.
— Pas question ! Tu connais la Matrice de Seattle mieux que quiconque. C’est un travail pour toi.
— Et tu me fais confiance.
— Aveuglément.
— Nécessité fait loi, hein ?
Sam n’aurait pu dire si Dodger se moquait de lui ou s’il exprimait une authentique compassion. A vrai dire, il s’en fichait. Il était sûr que Dodger ne le trahirait pas. Le temps passé ensemble avait tissé une solide amitié entre eux.
Dans sa situation, Verner n’avait que cette solution : croire en ses amis.
Croire en ses amis…