Les niveaux publics grouillaient de monde. Corporatistes en vadrouille, touristes, Indiens et métahumains de tout poil composaient une faune qui donnait le tournis à Sam, habitué aux niveaux supérieurs, où on restait « entre soi ».
Depuis son arrivée, il s’était tenu éloigné de la foule. C’était dans son caractère…
Hanae le tira par le bras. Levant les yeux, il aperçut l’enseigne du Café Corail, un restaurant à la mode chez les cadres moyens.
— C’est elle, regarde ! Elle nous attend à l’intérieur. Sam tressaillit. Il ne s’attendait pas à ça. Une elfe… C’étaient les métahumains les moins rares dans les corpos. Moins rares mais pas répandus pour autant : il n’en avait jamais rencontré.
Au début, pour expliquer la naissance d’enfants « bizarres » dans des familles ordinaires, les médecins avaient invoqué le « Syndrome d’Expression Génétique Inexpliquée ». C’était une manière savante d’avouer qu’ils n’y comprenaient rien. Quand il devint évident que ces enfants, en grandissant, ressemblaient à des créatures de légendes, les médias les affublèrent de noms mythiques.
Elfes ou nains, ces êtres appartenaient à des sous-espèces d’homo sapiens radicalement nouvelles, mais humaines. Certaines personnes rejetaient cette filiation. Sam s’en indignait depuis toujours. Des cheveux blancs et des oreilles pointues ne vous rendaient pas moins humain qu’une peau noire, blanche ou rouge…
— Sam, dit Hanae, je te présente Katherine Roe…. Ils s’assirent en face d’elle.
— Telegit thelemsa…, salua Verner.
— Siselle. Thelemsa-ha ! (L’elfe sourit.) Ta prononciation est excellente, Sam. Mais parlons normalement, je t’en prie. Tu ne voudrais pas m’embarrasser en public ?
— T’embarrasser ?
— A part ceux qui grandissent dans une enclave, très peu d’elfes utilisent le langage. Nous sommes des gens comme les autres…
— Je voulais te faire plaisir…, s’excusa Sam. Ce sont les seuls mots de sperethiel que je connais…
— Je t’ai félicité, Sam. Mais tu m’as embarrassée !
(Son visage se rembrunit une seconde, puis son sourire revint.) Comment as-tu appris ces quelques mots de langage ?
— Sam sait un tas de choses, Katherine, dit Hanae. C’est un des meilleurs collecteurs de données de la Corporation.
— Hanae exagère. Disons que j’ai une excellente mémoire.
— Un avantage, dans ton métier.
— Un avantage dans tous les métiers, dit Hanae. Je suis sûre que vous avez des tas de choses à vous dire. J’ai des courses à faire… Sam, on se retrouve à quatorze heures, ici même ?
Il approuva.
Dès qu’elle fut partie, Roe attaqua bille en tête :
— Je peux t’aider à en sortir, Sam.
— Pardon ?
— Tu as raison d’être prudent. Tu ne me connais pas, mais j’en sais long sur toi. Je vais devoir te confier des secrets. Je suis sûre de pouvoir compter sur ton silence…
— Je ne peux rien promettre sans savoir de quoi il s’agit.
— Voilà la réponse d’un homme qui prend sa parole au sérieux ! D’accord ! Si ce que je dis te choque, va le répéter à tes chefs. Mais que penseront-ils d’un type qui fraye avec quelqu’un comme moi ?
Sam réalisa qu’elle avait raison. Etre là était déjà un risque insensé.
— Pas grand bien, j’en ai peur…
— Moi, je ne leur en parlerais pas ! A toi de voir… Si ça peut te faire plaisir, je ne dirai aucun nom. Comme ça, tu ne seras pas tenté de me trahir…
Elle se moquait de lui. Objectivement, elle n’avait pas tort…
— Allons, Sam, ce genre de chose arrive tous les jours. Tu n’as pas vu Confessions d’un Agent Corporatiste ?
— Je regarde peu de tridéos. Et surtout pas des fictions.
— Des fictions ? Confessions est vrai du début à la fin. Ils le disent dans le générique.
— Dans ce cas, pourquoi aucune des corpos mentionnées n’est-elle cotée en bourse ?
— Mince, mais tu as raison ! s’exclama Roe. Tu me bousilles mes illusions…
— Je doute que tu m’aies attendu pour ça…
Elle rit. Elle essayait de le mettre à l’aise ; ça commençait à marcher.
— Pour revenir aux choses sérieuses, Sam, M. Drake, mon associé, et moi préparons déjà une extraction. Te prendre au passage poserait peu de problèmes…
— J’ignore qui sont tes employeurs. Comment savoir si je voudrai travailler avec eux ?
— Ça n’est pas une obligation…
— Tu veux me faire croire que ce Drake et toi êtes des philanthropes ?
— Bien sûr que non, ricana Roe. On gagne notre vie, comme tout le monde. Nos employeurs, comme tu dis, ont réglé une extraction. Si on t’ajoute au lot sans le leur dire, tu seras libre. Ensuite, Drake et moi, nous t’aideront à trouver un job dans une autre corpo. A San Francisco, par exemple. Ton nouveau patron nous versera des honoraires…
— Je ne trahirai pas Renraku…, commença Sam.
— Personne ne te le demandera. On le mettra sur le contrat de travail, si tu veux. Ça compliquera la transaction, mais c’est faisable. Attends-toi quand même à une baisse de salaire…
Soudain, Sam comprit qu’il avait déjà pris sa décision.
— La proposition m’intéresse.
— Alors topons là !
— Pas si vite. Je veux d’abord rencontrer ton M. Drake.
— D’accord. Je vais arranger un rendez-vous. Quand peux-tu aller en ville ?
— Hanae ne t’a pas dit ? Il m’est impossible de quitter l’Arcologie sans escorte. (Il montra le mouchard, à son poignet.) Cet appareil déclenche l’alarme si je désobéis. Je ne peux ni l’enlever, ni le désactiver. Drake devra venir ici.
— Pas question. Il ne prend pas ce genre de risques. Tu devras attendre d’être sorti.
Au durcissement du ton, Sam comprit que ce n’était pas négociable.
— Ça n’est pas très rassurant…
— Tu veux sortir, ou pas ?
Oui, je veux sortir. Je suis allé trop loin pour reculer. Mais il y a peut-être un meilleur moyen…
— J’ai besoin de réfléchir.
— D’accord. Mais presse-toi. J’ai un planning à tenir.