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Crenshaw posa une puce sur le bureau du kansayaku et inclina humblement la tête.

— Le rapport de la journée, Sato-sama.

— Est-il plus encourageant que les précédents ?

Depuis une semaine, les mauvaises nouvelles se succèdent.

Plus encourageant ? J’en doute…

Depuis son arrivée, le second d’Aneki justifiait sa réputation de coupeur de têtes. Tous les départements de Renraku Amérique en avaient pris un coup.

Tous sauf un… Celui pour lequel il est venu !

— Kansayaku, tous les services exécutent vos ordres avec diligence…

— C’est la moindre des choses. Rien de neuf du côté du Directoire Spécial ? (Il tint le silence d’Alice pour une réponse.) Ce projet est vital. L’avenir de Renraku en dépend.

Sans parler du vôtre, Sato-san…

— Le président Huang affirme que les derniers essais sont très encourageants…

— Les essais sont encourageants depuis des lustres. Huang et son équipe vont devoir rendre des comptes.

— Sato-sama, je suis sûre qu’il y aura bientôt des résultats.

— Je l’espère pour Huang…

Le sourire du kansayaku fit frissonner Alice.

— Avez-vous besoin d’autre chose, Sato-sama ?

— Ça se pourrait bien, Crenshaw… Huang et Vanessa Cliber ont mis ma patience à bout. L’heure des résultats a sonné. Vous pourriez peut-être les aiguillonner ?

— Sans nul doute, kansayaku.

— Crenshaw-san, nous avons dépensé trop d’argent à la poursuite de leurs chimères. Renraku vit dans le monde réel ; un rêve qui ne se réalise pas tourne vite au cauchemar.

Il baissa les yeux sur un dossier. Alice inclina la tête et fit volte-face.

— Je veux des résultats rapides.

— Haï, kansayaku

Une fois sortie, Crenshaw réfléchit à la nouvelle donne. Sato venait de l’autoriser de continuer à traquer les chefs du projet IA. Addison travaillait sans relâche. Bientôt, il trouverait le défaut de la cuirasse de Huang, ou de Hutten. Les garçonnières du niveau 6 étaient une piste prometteuse. Il y avait aussi quelque chose à propos de l’épouse de Huang – plus exactement de son identité. C’était encore vague, mais Addison trouverait.

Ma vieille Alice, c’est le tournant de ta carrière. Si Sato est content de toi, qui sait jusqu’où tu grimperas ?

* * *

Sally, Fantôme et Dodger arrivèrent ensemble à l’endroit du rendez-vous. L’elfe examina Sam des pieds à la tête.

— Excellente idée, cette barbe, messire Twist ! Tu ressembles à un roi de légende.

Fantôme approcha, sourire aux lèvres.

— Joyeux retour parmi les ombres, Visage Pâle. Sam s’étonna de le voir si amical. Mais il n’allait pas se plaindre…

— Bonjour, dit seulement Sally.

A l’époque de l’enlèvement, Verner était terrorisé par la magie. Maintenant qu’il s’y était fait – et pour cause –, il remarqua la beauté de la magicienne.

— Merci d’être venus…, dit-il.

— Dodger a piqué notre curiosité, expliqua Fantôme. Pourquoi ces retrouvailles ?

— J’aurais préféré ne parler qu’une fois… Où est Kham ?

— Il est convié, messire Twist. Pour l’inciter à venir, je lui ai parlé d’une affaire juteuse avec un riche corporatiste.

— On va l’attendre…, grogna Sally. J’espère que ta proposition mérite que je perde mon temps, Verner…

Sam resta coi. L’ork arriva quelque minutes plus tard.

Il salua ses collègues shadowrunners avec un plaisir évident. Quand il aperçut Sam, son humeur se gâta.

— Tu craches ton histoire ? grogna-t-il.

Sam leur raconta tout. Il parla même de Drake et de l’imposteur installé à la place d’un honnête employé de Renraku.

Il omit de préciser la nature du doppelganger. Pour être cru, mieux valait taire les détails difficiles à croire.

Quand Verner eut fini, l’ork fut le premier à prendre la parole :

— Récapitulons : tu nous demandes de t’aider contre Drake. Tout ça parce qu’il fait des misères à Renraku. Mon gars, il te manque une case !

— Kham, Drake est responsable de nombreux morts. J’ai quitté la Corpo, mais je refuse de le laisser comploter en paix.

— Contacte Renraku et préviens la direction.

— Personne ne m’écoutera. J’ignore qui est l’imposteur…

— Ton âme appartient toujours à Renraku, constata Fantôme, amer.

— C’est faux. J’ai mes raisons. Mais elles me regardent.

— Si tu veux te venger, je peux comprendre…

— C’est plus que cela… Si je démonte le complot, je ne devrai plus rien à la Corpo. Pigé ? Je me sentirai quitte.

— Et Renraku ? demanda Fantôme.

— Je n’en sais rien. C’est son problème.

— Tu es un homme courageux, Visage Pâle. Je t’aiderai.

— Une étrange décision, messire Doigts d’Acier, si on considère le peu que tu sais de notre ennemi. Sam, c’est tout ce que tu veux, démasquer l’imposteur ?

— Non. Drake devra répondre de ses crimes devant la justice.

— Et Katherine Hart ? demanda Sally.

— Et son foutu dragon ? ajouta Kham.

Sam prit sa décision en une fraction de seconde.

— Ils sont les pantins de Drake. S’ils finissent mal, je ne pleurerai pas. S’ils en réchappent, je n’en ferai pas un drame.

Les runners n’appréciaient pas l’idée d’affronter Hart et Tessien. Mieux valait ne pas les braquer.

Dodger esquissa un sourire. Sam comprit qu’il avait dit ce qu’il fallait.

— Ça me paraît une analyse raisonnable, admit Sally. Dès que Drake sera rayé des cadres, Hart et Tessien abandonneront. Ce sont des pros, ils travaillent pour les nuyens, rien d’autre.

— Je prie pour que tu aies raison, Sally, dit Sam.

— Tu as peur d’eux, mon petit ?

— Oui.

— Tu as raison. Je ne connais pas le dragon. Mais s’il travaille avec Hart, c’est qu’il n’est pas commode…

— Si Drake est la seule cible, tu m’aideras ?

— Mon garçon, je veux bien t’aider à trouver ta voie, parce que je sens que tu me ressembles. Si tu veux, je te ferai oublier cette histoire. Et je te montrerai comment survivre dans la rue…

— Ce n’est pas l’aide que je veux…

— C’est pourtant celle qu’il te faut ! Verner, tu vis dans les ombres. Si tu veux devenir un runner, je te donnerai ta chance. Tu as des possibilités. Du talent, même. Mais tu oublies quelque chose : Sally Tsung ne fait rien pour rien. Combattre Drake ne nous rapportera pas un sou.

— Sally a raison, grogna Kham. Ton histoire, elle pue. Je me casse…

Il se dirigea vers la porte.

— Kham ! appela Sam.

L’ork ne se retourna pas.

— Il est libre de choisir, Sam, dit Sally. Fais-en autant. Je te propose un raid, ce soir même…

Un raid ? Si j’accepte, je deviendrai un hors-la-loi. Mais il me restera une chance de la convaincre de m’aider…

— J’ai bien envie de me lancer…

— Extra ! Rendez-vous à neuf heures au coin de Melrose et de Harrison. Sois armé. A plus tard, petit frère magicien.

Elle sortit à son tour. Sam resta seul avec Dodger et Fantôme.

— Tu crois qu’elle m’aidera ? demanda-t-il à l’Indien.

— Personne ne peut le savoir, Visage Pâle.

Fantôme n’avait pas l’intention d’en dire plus. Mais quelque chose semblait le tracasser. Sam changea de sujet.

— Dodger, tu as du neuf sur notre ami Drake ?

— Ouais… Son prénom : Jarlath. Pas terrible, hein ?

— D’où vient un prénom aussi curieux ?

— Je n’en ai pas la moindre idée, avoua l’elfe.

Fantôme sortit de son mutisme :

— Dodger, Sam, vous êtes sûrs que Hart et le dragon travaillent pour lui ?

— Oui, répondirent à l’unisson le decker et l’ex-corporatiste.

— J’ai entendu dire qu’ils avaient aidé la sécurité d’United Oil à repousser une attaque de runners.

— C’est un début de piste. Si Tessien et la fille traficotent avec United Oil, Drake est peut-être lié lui aussi à l’entreprise…