Leur destination était un vaste domaine situé à l’extrême ouest des limites de Portland. En passant la porte, Sam découvrit que l’enceinte débordait de beaucoup les murs de la cité. Cette configuration violait la loi de Tir Tairngire imposant que toutes les propriétés soient circonscrites par l’agglomération. Un tel irrespect de la législation en disait long sur le pouvoir du maître des lieux.
Dans le lointain, derrière le domaine, se dressaient les hautes tours fléchées typiques de l’architecture elfique.
Le palais du Haut Prince. Nous sommes dans le quartier des nobles et des conseillers princiers.
— J’ignorais que tu avais ce genre d’accointances, Dodger, souffla Sam.
— Messire Twist, j’aimerais mieux que tu parles de « relations », ou de « fréquentations »…
— A ta guise, Dodger. Si tu m’avais prévenu, j’aurais moins hésité à venir. Et je me serais mis sur mon trente et un.
— Je serais étonné qu’on te traite comme un invité d’honneur, grommela Dodger.
L’elfe guida Sam jusqu’à la porte de la villa. Un homme vint alors se camper devant eux. Dodger esquissa un mouvement de recul.
— Qu’est-ce qui te fait croire que tu es bienvenu, vagabond ? cracha le cerbère.
L’individu était grand, même pour un elfe. Il portait un costume trois pièces de qualité moyenne qui semblait déplacé sur ses épaules musclées. Sam l’aurait mieux vu dans une armure patinée par le temps et les batailles. C’était peut-être dû à ses mâchoires carrées, à son expression impassible, ou à son regard d’Aigle…
— Laisse-nous passer, Estios. Tu n’as rien à faire avec nous.
— Si vous voulez voir le professeur, tu te trompes…
Dodger haussa les épaules, fataliste. Il dégaina son pistolet et le tendit au géant, la crosse en avant.
Estios fit un sourire de hyène et tourna les talons. Dodger et Sam le suivirent dans le baraquement de sécurité.
La pièce principale était coupée en deux par un panneau transparent ; derrière cette séparation, une orke scrutait l’écran d’un terminal. A côté d’elle se tenait un nain, plus large d’épaules, mais à peine plus grand, alors qu’elle était assise. Une amulette pendait sur la poitrine du petit homme ; des runes décoraient les revers de sa veste.
Le mage nain somnolait, appuyé contre un mur.
Décidément, tous les sorciers passent leur temps à dormir !
Dans un coin de l’alcôve, de leur côté de la vitre, Sam remarqua un grand chien blanc. Roulé en boule, l’animal avait ouvert un œil dédaigneux à leur entrée. Au deuxième coup d’œil, Verner s’aperçut qu’il n’avait pas affaire à un innocent cabot mais à un barghest.
Prudent, il recula de quelques pas. Dodger et Estios le regardèrent comme s’il avait perdu l’esprit.
Ce molosse m’égorgerait sur un mot de son maître… Désolé, mais ça me rend nerveux !
Estios posa l’arme de Dodger sur une table. Puis il tendit la main : le decker de Sally Tsung tira de sa botte un autre pistolet – plus petit – et le remit au cerbère.
— C’est tout, Dodger ?
— C’est tout…
— Et toi, le normal, qu’est-ce que tu portes à la tempe ?
— Un datajack.
Estios se tourna vers la technicienne orke. Elle hocha la tête. Sam comprit qu’elle surveillait l’écran d’un scanner. Si Dodger ou lui avait menti, la punition serait venue sans tarder.
— On y va ? demanda Dodger.
Estios les conduisit de nouveau dehors. Il les guida jusqu’à une rangée de petits véhicules électriques et leur fit signe de s’installer dans le premier. Puis il prit place derrière le volant.
Gorille jusqu’au bout des ongles, il démarra en faisant hurler les pneus.
Approchant du bâtiment principal, Sam constata que c’était un manoir plutôt qu’une simple maison. Tourelles et gargouilles renforçaient cette impression. Verner se souvint des contes de fées de son enfance. Une architecture pareille n’était pensable qu’à Tir Tairngire.
Estios écrasa les freins. Il gara la voiturette devant le perron du manoir et descendit. Ils firent de même.
— Suivez-moi.
Ils traversèrent une enfilade de salles somptueuses aux plafonds richement sculptés et aux sols couverts de tapis de haute laine.
— Attendez-moi là, grogna leur guide.
Dès qu’il eut disparut par une porte, Sam s’approcha d’une fenêtre. Selon lui, ils avaient traversé le manoir. Il était curieux de voir jusqu’où s’étendait le domaine…
Ses préoccupations géographiques disparurent quand il aperçut le dragon.
L’animal était assis sur son arrière-train, les bras croisés sur la poitrine. Sam remarqua ses grandes ailes repliées contre ses flancs.
C’était un dragon occidental, les écailles brillant au soleil…
Une foule d’humains et de métahumains entourait l’animal mythique. Un elfe blond le gratifiait d’un discours vibrant. Près de lui se tenait un autre elfe aux cheveux de flammes.
Estios apparut. Il approcha d’un troisième elfe et lui murmura quelques mots à l’oreille.
Le professeur Laverty, notre hôte…
L’Eveillé leva les yeux vers le manoir et hocha la tête. Estios repartit.
— Dodger, nous ne pouvons pas sortir…, murmura Sam, soudain blanc comme un mort.
— Nerveux à l’idée de rencontrer mon maître ? Ou allergique au dragon, messire Twist ?
— Ni l’un, ni l’autre. Le roux, je viens de le reconnaître : c’est le mage de combat de la patrouille ! Et le plus petit, juste derrière, je l’ai déjà vu…
— Quoi ? (Dodger rejoignit Sam à la fenêtre.) Foutredieu ! C’est Rory Donally, un des paladins d’Ehran. L’autre se nomme Bran. Un éclaireur. Toute l’escouade devait être à la botte d’Ehran. Tu as raison, on ne peut pas sortir.
— Un paladin ? Je croyais que c’était une patrouille frontalière…
— Les paladins interviennent parfois sur la frontière, quand leur maître a quelque chose à y gagner.
— Leur maître ? Tu veux dire Ehran ?
Dodger acquiesça.
— Ehran le Scribe ?
— Tu en connais un autre ?
— J’ai lu son livre, Ascendance humaine. Un ramassis d’âneries.
— Tu pourras lui dire en face. C’est l’elfe blond qui s’écoute parler avec ferveur.
— Que fait-il là ? Je le prenais pour une sorte de vulgarisateur scientifique.
— Vu la nature de la conférence, j’imagine qu’il porte sa casquette de conseiller…
— De quoi ?
— Messire Twist, ton ignardise est parfois accablante. Je sais que ce n’est pas de notoriété publique… Mais considérant l’endroit où nous sommes, et les circonstances, tu aurais pu déduire qu’Ehran, comme notre hôte, appartient au Conseil de Tir Tairngire.
Sam en resta bouche bée. Laverty, membre du Conseil ? Dodger avait d’étranges relations, pour un shadowrunner.
En bas, la conférence prenait fin. Le dragon s’envola et mit le cap sur le nord. Les elfes se dirigèrent vers le manoir, Laverty et Ehran en tête.
— Il ne faut pas qu’il nous trouve, dit Sam. Dodger s’approcha de la cheminée et posa la main sur une moulure. Un pan de mur pivota.
— Par ici, messire Twist.
— Un passage secret ?
— Bien sûr. Toutes les bonnes maisons en ont un…
— Et tu le connais comment ?
— C’est un secret… Suis-moi, messire, et ferme-la ! Quand ils furent entrés, Dodger referma le passage.
Ils entendirent s’ouvrir la porte de la pièce qu’ils venaient de quitter.
— … pas très bien, je pense… Il n’avait pas l’air convaincu.
— Tu te trompes, Laverty, comme toujours. Le gros lézard était impressionné. Tu sais que les dragons n’expriment pas leurs émotions comme nous. C’est dû au relâchement de leur musculature faciale. Avec le temps, pourtant, j’ai pu observer des cas de…
— Epargne-moi ce cours magistral, Ehran. J’ai une certaine expérience des dracomorphes.
— On devrait toujours respecter la sagesse des anciens. Je me souviens d’un petit chef-d’œuvre de philosophie que j’ai vu gravé sur un mur, dans une rue carbonisée. Un peu long peut-être, mais très enrichissant. Ça disait à peu près : « Regarde derrière toi, économise tes munitions et méfie-toi des dragons. »
— Tu trouves la citation adaptée aux affaires en cours ?
— Disons que je la juge intéressante. J’en discuterais volontiers des heures, mais j’ai fort à faire avant l’arrivée des autres. Je te remercie t’avoir accueilli la réunion.
— C’était le meilleur moyen d’en finir vite.
— Toujours aussi direct ! Apprends la subtilité, Laverty. Un peu de diplomatie ne te nuirait pas.
— Je ferai de mon mieux. Tu disais avoir fort à faire ?
— Exact. Je te salue.
Laverty dut répondre d’un geste car Dodger et Sam n’entendirent rien. Le silence dura quelques instants, puis la voix de Laverty s’éleva :
— Tu peux sortir, Dodger. Il est parti.
Le pan de mur pivota. Le decker sortit de sa cachette. Sam le suivit.
— Bonjour, professeur. Estios vous a dit que nous étions ici ?
— Il n’a pas mentionné de noms.
— Alors comment saviez-vous que c’était Dodger, et que nous étions là-derrière ? demanda Sam.
— Simple déduction : où auriez-vous pu être ? Quant à deviner l’identité de Dodger, un enfant l’aurait fait. Estios m’a parlé d’un elfe decker accompagné d’un humain renégat que tout le monde croyait mort. Si on ajoute que bien peu de gens connaissent le passage secret… (Il dévisagea Sam.) Hélas, ma clairvoyance ne m’a pas dit votre nom…
— Twist.
— Samuel Verner, rectifia Dodger à la grande surprise de l’intéressé.
— Rien que ça… Ton ami ne peut pas rester, Dodger…
— Professeur, vous n’allez pas me dénoncer ? s’exclama Sam.
— Considérant qu’il se vante de vous avoir tué, votre arrestation mettrait Ehran dans l’embarras. C’est une perspective plaisante. Mais je saurai y résister. Vous ne pourrez pas rester longtemps, Sam, voilà ce que je voulais dire. Ceci posé, occupons-nous de ce qui vous amène…
Sam regarda Dodger, qui acquiesça. Les dés étaient jetés.
— Je suis à vous, professeur.