Sur l’aire d’atterrissage 23, Alice Crenshaw se sentait de plus en plus nerveuse.
Il était dix heures trente-huit ; toujours pas de signes de Verner.
— Addison, des indices d’entrée par effraction dans la Matrice ?
— Pas vraiment… Quelques parasites dans le système, mais rien qui ressemble à un decker ennemi.
— Contacte-moi dès que tu as quelque chose. Crenshaw, terminé.
Le poisson doit mordre à l’hameçon ! Je suis sûre que Verner a un decker en place. S’il est bon au point d’échapper à la GLACE de Renraku et d’Addison…
Alice tendit le cou pour apercevoir le petit groupe qui observait l’aire 23 à l’abri d’une plaque de Transparex, non loin du quai. Sato était au premier rang, les mains croisées derrière le dos. A sa gauche se tenaient ses gardes du corps ; à sa droite Marushige et son adjoint Silla.
Crenshaw fit une moue dégoûtée.
Qu’est-ce qu’il fout là, ce porc ? C’est mon opération !
Les passagers et Alice attendaient à l’entrée de l’aire d’atterrissage battue par le vent. A l’exception de Hutten, tous étaient des hommes de la sécurité déguisés en voyageurs. Ils étaient prêts à accueillir les runners…
Mais où étaient ces derniers ?
Impatiente, Alice tua le temps en étudiant Hutten. Il semblait mal à l’aise. Pourtant, elle avait prétendu être complice du plan de Hart depuis le début.
L’information était-elle trop énorme ?
Craignait-il un piège de dernière minute ?
Tu n’as pas tort, salopard. Mais ce n’est pas pour aujourd’hui. Ton tour viendra plus tard…
Le doppelganger s’approcha de Crenshaw :
— Vous êtes sûre que tout va bien ? La plupart des passagers sont armés. C’est bizarre.
— Du calme, docteur. Nous sommes en 2051. Tous ceux qui n’ont pas un pois chiche dans le crâne portent une arme. (Elle leva les yeux.) Voici la navette.
* * *
Dans la cabine du Commuter, Jacqueline tremblait d’impatience à l’idée de l’action.
Avec l’approbation de ses complices, Sam avait décidé de scinder le groupe en deux. La sasquatch avait mission de passer prendre Hutten à l’Arcologie. Jamais il n’attendrait l’aéroport, où Renraku voulait tendre un piège à son commanditaire.
En réalité, Haesslich ne serait pas à l’aéroport. Au courant de ce vieux piège, il avait chargé Hart et Tessien de conduire Hutten à un endroit désert des docks d’United Oil. Quand Jacqueline avait communiqué la nouvelle à Sam (une information tenue d’Enterich), l’ancien corporatiste n’avait pas caché son soulagement. Il préférait qu’aucun innocent ne soit présent quand il attaquerait le dragon avec le deuxième groupe de shadowrunners. Pour Katherine et Tessien, en découdre avec les forces de Renraku, à l’aéroport, serait un châtiment bien mérité.
Jacqueline vérifia l’heure. Au début, la décision de Sam l’avait inquiétée. Qu’il ne soit pas là compliquait les choses. Mais la sasquatch avait plus d’un tour dans son sac. Quand presque tout échouait, il restait la magie…
Elle se retourna pour jeter un coup d’œil aux membres de son équipe. Malgré les réticences de leur chef, cinq braves s’étaient joints à l’opération. Ils semblaient d’un calme olympien, blasés à force de combats de rues plus violents que des guerres.
Ils se battront bien, mais ils ne contrarieront pas mon plan. Pas assez intelligents.
Sauf Jason, le chef. Il n’a pas le charisme de Fantôme ; il faudra quand même le garder à l’œil.
Tsung, c’était une autre affaire. Magicienne comme Jacqueline, elle pouvait percer à jour ses noirs desseins. Jusque-là, elle ne s’était pas aperçue que Karen Montejac n’était qu’un leurre.
Si elle a des soupçons, elle verra que mon sort d’illusion est double…
Pour les gens de Renraku, la sasquatch apparaîtrait sous la forme de Samuel Verner traître à la Corporation et runner de fraîche date. C’était un ordre de Lofwyr. Il voulait que la Corpo mette toute la responsabilité sur les épaules de son ancien employé.
Tsung ne s’intéresse pas à Karen Montejac ; normal, son Sam n’en pince pas pour elle. Et pour cause !
Jacqueline avait cinq de ses hommes avec elle. La « main-d’œuvre » réclamée par Sam.
C’étaient des durs, habitués à combattre les corpos. Avec eux et les braves de Fantôme, les gardes de Renraku ne feraient pas un pli.
— Arrivée dans une minute, dit le pilote.
Lui aussi appartenait au camp de la sasquatch. Sally parla dans le micro de son casque de télécom :
— Dodger ? Pas de réponse.
— Dodger ? Bon sang, il devrait être en place !
— Il est sans doute trop occupé pour répondre, dit Jacqueline.
— Je n’aime pas ça…
— Que tu aimes ou non, on ne peut plus reculer.
Les projecteurs d’approche du Commuter venaient de s’allumer.
* * *
Quand l’appareil fut posé, le sas s’ouvrit et la passerelle se déplia. Crenshaw modifia le réglage de sa vision cybernétique pour ne pas être éblouie.
— Verner…, murmura-t-elle quand elle identifia la silhouette qui émergeait du sas.
Il avait avalé la couleuvre transmise par cet idiot de Kham.
D’autre runners suivirent. Alice aperçut une femme qui lui était vaguement familière.
Elle s’en désintéressa quand elle reconnut plusieurs visages parmi ceux des Indiens qui sortaient du Commuter.
Elle ignorait leurs noms, mais elle les avait connus intimement. Le plus grand était le chef de la bande de chiens qui l’avaient violée quand cette ordure de Verner était parti jouer les runners avec les autres.
C’était un bonus inattendu. Si le grand Indien survivait à la bagarre, elle et lui auraient une petite conversation. Il saurait comment on se sent quand on est livré à la loi du plus fort !
— Ça y est, dit-elle dans son communicateur, ils arrivent… Ne les manquez pas !
A son côté, Hutten la regarda, stupéfait.
* * *
Jacqueline menait l’assaut. Pour les spectateurs, les assaillants ressemblaient à une bande d’Indiens conduits par Sally Tsung et son nouveau mignon, le renégat Samuel Verner.
Apercevant les hommes en armes, les passagers, à l’autre bout de l’aire, réagirent immédiatement.
Pas la plus petite panique. Ils se mettent en position comme des soldats. J’aurais parié ma chemise que c’était un piège.
— Code Alpha, cria-t-elle à ses hommes. Ils se disposèrent en formation de tir.
— Jacqueline, qu’est-ce que tu fais ? cria Sally.
— C’est un piège ! La sécurité nous attendait. Tu ne vois pas leurs gilets pare-balles ?
Tsung tendit le cou.
— Foutre !
— Essayez d’attraper Hutten. On vous couvre ! Sally et les Indiens se précipitèrent.
Jacqueline sourit. Une belle bagarre en perspective !
* * *
Crenshaw eut juste le temps de ranger son communicateur. Les runners avaient ouvert le feu avec une rapidité étonnante.
A côté d’elle, Hutten se mit à hurler comme un possédé :
— Non ! Non ! Je ne veux pas mourir.
— A terre, crétin ! lui cria-t-elle.
Elle lui mit une main sur l’épaule pour le contraindre à se baisser.
Il se dégagea et la saisit par les revers de sa veste :
— Traître ! Je ne dois pas mourir ! Pas maintenant…
Il m’a promis une véritable vie…
L’homme devenait fou. Alice comprit qu’il serait capable de la tuer.
Elle sortit ses lames digitales et les enfonça dans les côtes de Hutten.
Un flot de sang jaillit. L’homme hurla, mais il ne la lâcha pas. Autour d’eux crépitaient les balles. Les runners devaient essayer de ne pas toucher Hutten.
C’était déjà ça…
Alice frappa de nouveau, lacérant cette fois les avant-bras de son adversaire. Les manches de la veste du docteur se déchirèrent. Crenshaw put voir les ravages qu’elle était en train de faire.
Des ravages ?
Les blessures se refermaient aussitôt faites !
L’être qu’elle combattait n’était pas humain !
Alice rétracta ses lames digitales et sortit le couteau glissé dans une gaine fixée à son mollet. La chose qu’elle avait cru être Hutten la tenait toujours, les yeux exorbités.
Crenshaw frappa au poignet. Le monofilament intégré au tranchant du couteau pouvait couper n’importe quoi, y compris le cordon en polysteel qui reliait l’attaché-case de Hutten à la menotte passée autour de son poignet.
La main sectionnée de la créature resta accrochée au revers de la veste d’Alice.
Hurlant, le monstre desserra la prise de sa main intacte.
Crenshaw se débarrassa de l’araignée rouge de sang qui l’agrippait encore. La main tomba sur le sol avec un bruit flasque.
La jeune femme ramassa l’attaché-case et se lança à la course, la tête rentrée dans les épaules, comme si elle pensait pouvoir conjurer les balles.
On tirait de toutes parts. Eperdue, Alice se précipita vers la promenade qui permettait aux amateurs de sensations fortes de faire le tour de l’aire d’atterrissage.
Elle y était presque quand quelque chose la frappa dans le dos avec une violence inouïe.
C’était la main du monstre, transformée en arme de jet par son propriétaire.
Sous le choc, Alice lâcha l’attaché-case et s’étala de tout son long. La mallette décrivit une ellipse élégante et disparut dans l’abîme qui s’ouvrait à moins de deux mètres de là.
— Garce ! C’était mon passeport pour la vie ! cria le doppelganger.
Crenshaw se releva, lames digitales sorties.
Alors elle vit l’impensable : du poignet de la créature sortait une boule de chair qui prenait peu à peu la forme d’une main.
— Qui es-tu ? hurla-t-elle.
— Mon passeport pour la vie…, répéta le monstre.
Insensible à la morsure des lames digitales, il bondit sur Alice, la saisit par la taille et par les jambes et la souleva de terre.
— J’avais droit à la vie ! J’y avais droit…
Alice sut que c’était la fin. En un dernier réflexe de haine, elle tordit le cou pour cracher à la figure de son bourreau.
Il lécha le mélange de salive et de sang d’une langue qui semblait démesurément longue.
Puis il jeta sa victime dans le vide.
Alice se sentit tomber, consciente qu’elle atteindrait une vitesse mortelle bien avant de rencontrer le sol.
Avec ce qui resterait d’elle, les médecins légistes pourraient faire un puzzle a tout casser !
Elle hurla de tous ses poumons, priant pour perdre connaissance avant l’impact…