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Sam ne regrettait pas d’avoir participé au raid de Sally, la veille. La gente dame Tsung, comme l’appelait Dodger, lui avait montré ce que le mot magie voulait dire.

Décidément, elle était belle à se damner et terrifiante à lui préférer l’Enfer.

Non… Je ne pourrais rien lui préférer…

Sam Verner se secoua. Il s’engageait dans une voie dangereuse.

Fantôme lui tapa sur l’épaule, l’arrachant à ses fantasmes.

— Tu as vu, Visage Pâle ?

L’ancien corporatiste et l’Indien s’étaient introduits dans l’enceinte d’United Oil. Aussi efficace qu’à l’habitude, Dodger avait désactivé les premiers niveaux d’alarme. Mais l’obstacle suivant était plutôt inattendu.

— J’ai vu, Fantôme… Des cocatrix…

Ces oiseaux géants étaient de redoutables gardiens. Beaucoup de citoyens pleins aux as recouraient à leurs services. Les corpos les employaient plus rarement.

— Tu as ton Narcojet, Sam ?

— Bien sûr…

— Alors à toi de jouer !

— Minute ! Il fait nuit, et je n’ai pas d’yeux cybernétiques, moi. Tu ne veux pas t’en charger ?

— C’est ton raid et ton pistolet !

— Je vois… Dans les rues, on apprend à la dure.

— Dans les rues, on n’apprend rien. On survit. Si tu ne sais pas dès la naissance, tu ne vas pas loin. Alors, tu tires ou on fait demi-tour ?

— Je tire…

* * *

Pour un débutant, Verner ne s’en était pas trop mal sorti. Les six cocatrix ne se réveilleraient pas avant plusieurs heures.

— Tu vois le bâtiment, droit devant, avec une fenêtre éclairée au premier étage ? demanda Fantôme.

— Oui.

— D’après Dodger, la salle blanche est au deuxième. La sécurité est installée au premier… Tu comprends ce que ça veut dire ?

— Si un type de la sécurité est en train de faire des heures supplémentaires, il faudra le neutraliser.

— Exactement. Et si ça se trouve, on lui causera un brin avant de l’endormir. En route !

* * *

United Oil se fiait trop à l’électronique et aux cocatrix. Sans autres difficultés, Fantôme et Sam s’introduisirent dans le bâtiment et repérèrent le bureau où brûlait la lumière.

A l’intérieur, un homme était penché sur un terminal.

— Tu aurais mieux fait d’apporter du boulot chez toi, l’ami ! dit l’Indien en faisant irruption dans la pièce, pistolet-mitrailleur pointé.

Le type porta la main à sa ceinture.

— Continue et tu es mort ! rugit Fantôme. (L’homme se figea.) Si tu te tiens tranquille, tout le monde sera content. Toi, moi, et même United Oil, qui économisera le nettoyage du bureau et les indemnités qu’elle aurait dû verser à ta veuve…

L’homme ne dit rien, mais il leva les bras. Sam entra à son tour. Il alla se placer derrière le type et regarda l’écran du terminal.

— Dis donc, notre ami n’est pas n’importe qui ! Il a un code d’accès prioritaire. (Il appela le fichier d’identification.) Monsieur Fuhito, pardonnez-nous, mais nous allons tirer avantage de votre position dans le réseau…

Fuhito retrouva sa voix :

— Je vous conseille d’en rester là, messieurs… Savez-vous qui dirige la sécurité de cette entreprise ?

Fantôme sourit. Il approcha et plaqua le canon de son PM contre la tempe de l’Asiatique.

— Un grand dragon nommé Haesslich. S’il était ici, nous serions morts de trouille. Manque de chance, il est ailleurs. A ta place, je penserais à mon avenir, Fuhito. Coopère et tu verras le jour se lever.

— Je ne trahirai pas mon employeur.

— Personne ne te le demande, mon vieux, dit Sam. (Il regarda la caméra qui filmait la scène.) Dodger, tu peux t’introduire dans leur réseau ?

Fuhito blêmit. Sur l’écran, une phrase se forma : « négatif – ça prendrait trop longtemps – pompe tout ce que tu peux a ce terminal. »

— Compris. Cher monsieur Fuhito, si vous voulez bien me cédez la place ?

L’homme se leva.

— Vous contrôlez le circuit tridéo…, souffla-t-il.

— Eh oui ! railla Fantôme. Nous sommes des garçons prévoyants…

Sam s’assit et étudia le poste de travail. Il n’était pas muni d’un cordon pour datajack. Il faudrait accéder manuellement à la Matrice.

C’est plus long, mais tant pis. Ou plutôt, tant mieux. Au diable les migraines !

Il allait effacer le fichier sur lequel travaillait Fuhito quand un nom familier attira son attention : Andrew A. Wilson. Intrigué, il lut le document.

Sa surprise ne fit que croître. Le fichier présentait un projet de kidnapping de Wilson. Ce qu’on nommait, dans le langage des runners, une « extraction hostile ». Le commanditaire du coup n’était pas mentionné, mais Sam savait que seul un directeur d’United Oil avait assez de pouvoir pour être derrière l’opération. En toute logique, il fallait conclure que ni Wilson, ni Drake, ne travaillaient pour United.

A tout hasard, Sam fouilla le thésaurus du réseau dans l’espoir d’y trouver des références à Hart, Drake ou Tessien. Il revint bredouille.

— Vous cherchez des informations sur Katherine Hart…, dit Fuhito en se tordant le cou pour apercevoir l’écran.

— Exact. Nous voulons savoir pour qui elle travaille. Sans parler d’autres « broutilles ». Tu peux nous aider ?

Fuhito releva la tête. Il venait de prendre une décision capitale.

— Je vais vous dire qui est son employeur…

— Je croyais que tu ne voulais pas trahir United ? s’étonna Fantôme.

— Je ne trahirai personne… L’elfe et le serpent à plumes sont sous les ordres de Haesslich. C’est lui qui les a sous contrat.

— Pourquoi nous dis-tu ça ? demanda Sam.

— Pour United Oil, Hart est plus dangereuse que vous. Haesslich lui confie des secrets vitaux. Cette femme met en péril la sécurité de la compagnie. C’est une insulte pour les employés consciencieux.

— Comme toi, bien sûr ?

— Comme moi, oui…

— Alors pourquoi ne tiens-tu pas ce discours à ton président ?

Fuhito ne répondit pas. Ou il l’avait fait sans succès, ou il avait trop peur pour oser.

— Une autre question : que sais-tu de Jarlath Drake ?

— J’ignore tout de Jarlath Drake. C’est un des mercenaires de Haesslich ?

— C’est nous qui posons les questions, Fuhito ! gronda Fantôme.

— Je dois savoir si ce Drake est une menace pour l’entreprise ! s’exclama Fuhito, soudain remonté.

— Ne t’emballe pas, terreur ! ricana Fantôme. La seule menace qui doit t’inquiéter, c’est nous.

— Vous ? Foutaises ! Vous ne sortirez pas d’ici vivants !

Fantôme appuya de nouveau le canon de son arme sur la tempe de l’homme.

— Tu as déjà essayé de tuer un fantôme ?

Le buseur du terminal se déclencha, gâchant un peu les effets de l’Indien. Sur l’écran, un message s’afficha :

« danger temps… danger temps…»

Fantôme s’écarta de Fuhito. Sam sortit son Narcoject.

— Ce fut un plaisir, cher ami. Mais il est temps de dormir…

Il appuya sur la détente. Fuhito s’écroula.

— On dévisse ! cria Sam.

Tandis qu’ils couraient dans le couloir, Fantôme lança :

— J’ai peur que tu aies perdu ta couverture, Verner. Fuhito va fout raconter à Haesslich.

— Pas d’accord. J’ai connu des types comme lui au Japon. Ils sont loyaux, mais ils ont un sens de l’honneur chatouilleux…

Ils entraient dans le parking quand Sam put préciser sa pensée.

— M. Fuhito est en réalité le major Fuhito, adjoint de Haesslich à la sécurité. S’être laissé surprendre par deux runners qui ont utilisé son terminal l’humiliera profondément. Je l’ai appelé « monsieur » pour endormir sa méfiance. Je veux qu’il pense que nous oublierons l’incident. Si personne ne le mentionne, il n’aura pas existé. C’est un raisonnement très japonais…

— Ils sont encore plus bêtes que vous, souffla Fantôme pendant qu’ils prenaient place dans un véhicule.

— Merci du compliment ! (Sam mit le contact.) Si Fuhito pense que nous sèmerons le trouble dans la vie de Haesslich en enquêtant sur Drake, sois sûr qu’il ne nous dénoncera pas. Ce type veut la place de son chef ; il fera feu de tout bois et…

— Le Visage Pâle a la langue bien pendue…, coupa Fantôme. Ce n’est pas que ton babil me dérange, mais il serait temps de mettre les bouts…

— Comment on fait ?

— Pas d’angoisse, homme Blanc. Le grand éclaireur Rouge va te montrer le chemin…