Dans l’étrange salle de verre de la Matrice, Dodger assistait au combat qui ravageait l’aire 23. Il suivit la lutte sauvage entre Crenshaw et Hutten, et vit l’attaché-case tournoyer dans le vide puis s’écraser sur une arête de béton.
La mallette s’ouvrit. Des puces et des circuits imprimés se dispersèrent aux quatre vents.
La forme de l’énigmatique hôtesse du decker s’obscurcit comme si une coulée de nuit l’enveloppait. Dodger se demanda un instant si ce n’était pas lui qui perdait la vue.
Non… Dans le vacarme du combat, alors que montait une plainte inhumaine, il entendit la voix de la dame qui n’existait pas :
— Fini… Tout est fini. Plus d’espoir. Je suis partie avec le vent, perdue comme des larmes dans la pluie…
Dodger recouvra la vue. L’hôtesse avait disparu.
Sur les écrans, la bataille de l’aire 23 continuait…
* * *
Les boules de feu volaient avec une redoutable précision. Trois faux voyageurs hurlaient, les vêtements en feu.
— Bien visé, Sally ! admira Jacqueline.
— Je vais chercher Hutten…, dit la magicienne.
Depuis qu’il avait jeté Alice dans le vide, le doppelganger ne bougeait plus, le regard fou. Quand Sally l’eut rejoint, il ne broncha pas.
— Docteur, nous sommes venus vous aider…
— M’aider…
Comme s’il sortait d’un rêve – ou d’un cauchemar –, il tourna la tête vers le Commuter.
— Allez-y…, l’encouragea Sally.
Il obéit. Sally et les Indiens se regroupèrent pour le protéger.
C’est le moment ou jamais ! pensa Jacqueline.
Elle commença à chanter. Derrière Hutten, un vent terrible se mit à souffler, ralentissant la progression de Sally et des braves.
Bientôt, la bourrasque menaça de les pousser dans les « bras » des hommes de Renraku.
Hutten arriva près de Jacqueline. Elle lui fit signe d’embarquer. Quand ce fut fait, elle et ses trois hommes survivants firent de même.
Le vent surnaturel cessa.
— Jacqueline, attends-nous ! cria Sally.
— Désolée, Tsung. J’ai une livraison à faire. Les Samouraïs Rouges ne vont pas tarder. Amusez-vous bien !
Folle de rage, Sally décocha une rafale de boules de feu. Un sort de défense lancé par Jacqueline les dévia.
Puis la sasquatch ferma le sas de l’hélico…
… Et sentit un frisson courir le long de sa colonne vertébrale. Hutten était allongé sur le plancher de l’appareil, le visage et les mains horriblement brûlés.
Une boule avait percé les défenses magiques… Affaibli, le projectile n’avait pas embrasé l’intérieur du Commuter.
Mais Hutten était cuit à point…
* * *
Dodger était de nouveau libre de ses mouvements. Il craignait pourtant le retour de son hôtesse, synonyme de nouveaux problèmes. Etrangement, il sentait toujours sa présence.
En toute logique, l’elfe aurait dû se déconnecter immédiatement de son cyberdeck. Sortir de la Matrice était sa seule chance de salut.
Mais il avait vu l’hélico s’envoler en abandonnant Sally et les braves de Fantôme. Ils avaient besoin d’aide…
Dodger n’avait jamais trahi un ami…
La priorité était de sortir de la salle de verre. Du coin de l’œil, l’elfe vit l’icône de Jenny traverser un des écrans aussitôt privé d’image.
C’est donc ça le moyen de sortir ?
Dodger avança bravement vers une représentation figée de l’aire d’atterrissage 23. Bien entendu, il ne s’attendait pas à s’y retrouver pour de bon…
Mais il avait une idée en tête !
* * *
— Dodger ? Où tu étais, bon sang ? s’écria Sally.
— C’est une trop longue histoire ! Je suis dans le processeur auxiliaire qui contrôle les aires d’atterrissage. J’ai vu tout ce qui t’est arrivé, gente dame. Comme prévu, j’ai fait une copie de la bande pour Sam.
— Dodger, les Indiens et moi, on est fichus ! Dis à Sam et à Fantôme que…
— Tu feras ton testament plus tard, noble princesse. Utilisez le conduit de maintenance pour descendre jusqu’à l’aire 19. Code de sortie 7723. Je m’occupe de vous tirer de là !
— Mais…
— Pas le temps ! Bonne chance, Sally !
Il coupa la communication. Aboutir directement dans le processeur auxiliaire était un coup de chance relativement logique : dans l’univers binaire de la Matrice, l’image de l’aire 23 devait correspondre à un dispositif de ce type.
Restait à en tirer parti.
Connecté au fichier « Réservations », Dodger réclama un hélico) prêt à décoller sur l’aire 19. Pour endormir la méfiance de l’interfacé qui le piloterait, il intégra un Code Orange à sa demande. Tant que le type croirait obéir à la Corpo, il ne se poserait pas de questions.
Le decker valida sa saisie. Quand il releva les yeux du clavier virtuel, il s’aperçut que les « murs », autour de lui, perdaient de nouveau leur consistance.
Il aurait voulu rester jusqu’au départ de Tsung et des Indiens. Mais il ne se sentait pas de taille à lutter contre le Fantôme dans la Machine…
— Bonne chance, Sally ! dit-il avant de se déconnecter de la Matrice…