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Sam entra dans la vieille boutique. Si Dodger ne s’était pas trompé dans sa description, Cog le fourgueur ne devait pas être loin.

Avisant un vieil homme assis derrière une archaïque caisse enregistreuse, Verner s’approcha :

— Excusez-moi, monsieur. L’horloge, dans la vitrine, elle est à vendre ?

— Je l’ai vendue hier, mon gars. Tu n’as pas vu l’étiquette ?

— Si. J’espérais surenchérir.

— Il faudrait parler au propriétaire…

— C’est ça. Parler au propriétaire…

Le vieillard tapa une somme sur la caisse. Au fond du magasin, un pan de mur pivota.

— C’est par là… Assieds-toi et attends, mon gars. Ceux qui vivaient dans les ombres ne négligeaient aucune précaution.

Souviens-toi, tu es l’un d’entre eux…

Sam s’assit sur l’unique chaise et attendit cinq minutes dans une alcôve mal éclairée. Puis une voix s’éleva :

— Je ne t’ai jamais vu, l’ami. Tu es qui ? L’homme devait parler à travers un filtre électronique qui modifiait ses intonations. C’était sûrement Cog.

— Twist. On m’appelle Twist.

— L’ami de Dodger ?

— Oui.

— Je croyais que tu étais mort….

Pour toute réponse, Sam haussa ostensiblement les épaules.

— Tu peux prouver ton identité ?

— Dodger m’a dit que vous étiez un type fiable.

— Tu mens. J’en suis sûr, maintenant…

— Il m’a prévenu que vous diriez ça. L’interlocuteur invisible de Sam émit un petit rire.

— Tu es peut-être bien Twist. Tu es increvable, mon garçon. J’aime les types qui s’accrochent. Tu veux quoi ?

— De l’argent, une planque et une identité.

— Et tu proposes, en échange ?

— Un faux numéro d’identification au nom d’Edward Vinson. Un créditube censé appartenir à Samiel Voss. Et quelques puces volées dans une petite entreprise de génétique.

— Tes puces, elles sont récentes ?

— On ne peut plus…

— Mets-les sous la chaise.

— Je devrais avoir confiance ?

— Dodger dit que je suis un type fiable…

— Un partout ! dit Sam.

Il glissa les objets sous son siège.

— Et maintenant ?

La voix ne répondit pas.

Sam se pencha pour regarder sous la chaise. Tout avait disparu.

Edward Vinson était un « cadeau » de Lofwyr. En l’abandonnant, Sam se privait d’une arme utile. Vinson avait une maison à Seattle, la possibilité de pénétrer comme il voulait dans la Grille, et un numéro d’identification qui lui permettait d’aller partout dans le métroplexe. Sans ce numéro, Sam s’interdisait l’accès de quelques endroits où il aurait pu trouver Drake. Mais il échappait à la constante surveillance de Lofwyr ; c’était plus important, surtout après avoir pillé les archives de Genomics.

La voix le tira de ses pensées :

— Désolé de t’avoir fait attendre, Twist.

— Vous me croyez, à présent ?

— Disons que je fais comme si. Mais tutoie-moi, mon gars. J’ai l’impression d’être un vieillard…

— Comme tu veux, Cog… Alors on fait affaire ?

— Ton offre est intéressante. Mais ce Vinson est cousu de fil blanc.

— Tu sais comme moi que son numéro d’identification est une mine d’or, Cog. Mais il ne sera pas utilisable éternellement…

— Ça diminue sa valeur…

— Inutile de marchander. J’écoute ton offre.

— Regarde sous la chaise.

Sam pécha deux feuilles de papier. La première présentait un certain Charley Michner. Sur l’autre était écrit un nombre et un mot.

« 2000 nuyens. »

Charley Michner plaisait bien à Verner. Un monsieur-tout-le-monde parfait. Mais l’offre financière était ridicule.

— Tu peux faire mieux, Cog. Il y a plus de fric sur le créditube…

— J’ai des frais. Twist.

— Moi aussi, et j’ai besoin d’équipement.

— Bon, je vais voir ce que je peux faire…

* * *

Après des négociations délicates, Sam sortit de la boutique sous l’identité de Charley Michner, ancien manutentionnaire de Natural Vat pensionné après un accident du travail et muni d’un numéro d’identification.

Dans sa poche droite, il transportait un mini-lecteur de données et un détecteur de bogues ; dans la gauche, une boîte de munitions pour le Narcoject, un papier portant l’adresse de sa nouvelle « résidence », un squat à l’ouest de Bellevue près des Barrens de Redmond, et une liasse représentant la jolie somme de 3300 nuyens.

Il en dépensa cinquante pour laisser un message à Dodger sur le réseau de communications publiques de la Grille.

* * *

Dodger s’immobilisa au milieu de l’échelle de secours et soupira. Il n’avait pas besoin d’oreilles cybernétiques, ni même de son ouïe d’elfe, pour entendre les bruits réguliers et les halètements qui filtraient par la fenêtre ouverte de l’appartement. Les deux personnes qui batifolaient à l’intérieur devaient savoir qu’il attendrait. Fantôme qui Marche à l’Intérieur l’avait sûrement entendu monter.

La rue était typique des Barrens de Redmond : un cloaque enchâssé dans un quartier à demi en ruine. A chaque extrémité, trois braves de la tribu de Fantôme montaient la garde.

Les résidents du coin ne s’étonnaient plus des peintures de guerre et des coiffes de plumes qu’arboraient les guerriers. Le pâté de maisons appartenait à la Société de la Pleine Lune. Comme tous les gangs des Barrens, cette honorable association proposait la « protection » de ses « soldats » à cette zone d’un bidonville abandonné des corpos. A l’inverse d’autres bandes qui se piquaient de jouer aux Indiens, ses membres avaient vraiment du sang de Peaux-Rouges. La Société de la Pleine Lune était le bras séculier de la tribu urbaine de Fantôme.

Ces Américains d’Origine, comme tous ceux d’Amérique du Nord, avaient perdu beaucoup de leur héritage ancestral. Sous prétexte de combattre de dangereux terroristes, le gouvernement des anciens Etats-Unis d’Amérique avait essayé d’exterminer les Indiens. Le souvenir des camps de la mort planait encore dans tous les esprits. La Grande Danse avait sauvé le peuple rouge et instauré un nouvel ordre en Amérique du Nord.

Dodger s’attarda sur les sentinelles. Trois jeunes braves, fiers et prêts à tout pour Fantôme. Il remarqua un jeune homme aux yeux brillants de haine. La rue n’avait pas dû être facile pour lui avant l’arrivée de la Société.

Les guerriers admiraient leur chef, censé être un guerrier presque invincible. Ils faisaient tout pour lui ressembler.

Mais il leur manque sa sagesse…

Une main se posa sur l’épaule de l’elfe. Il se retourna.

Fantôme souriait de toutes ses dents. Ses yeux cybernétiques cherchèrent le regard de l’elfe.

— Toujours aussi chevaleresque, Dodger ?

— Quand une dame est concernée, la discrétion s’impose, messire le samouraï’ des rues.

— Laissons-lui encore une minute…

— Avec joie.

Dodger avait déjà vue Sally dans le plus simple appareil. Fantôme ne le savait sans doute pas…

— Tes guerriers m’ont laissé passer sans m’avertir que vous étiez… hum… occupés.

— Ça ne les regarde pas.

C’était exact, mais ils auraient dû savoir, sauf s’ils étaient sourds.

— Ils voulaient peut-être s’amuser à mes dépens, croyant que tu réagirais violemment à une intrusion…

— C’est possible. Jason peut avoir eu cette idée. Il pense me connaître, mais il se trompe. Viens, elle doit être habillée…

Fantôme passa par la fenêtre, attentif à ne pas dégager le champ de vision de Dodger avant d’être sûr que sa compagne était visible. L’elfe sourit dans le dos de l’Indien.

Sally Tsung était assise en tailleur sur le vieux matelas de mousse qui faisait office de lit. Son T-shirt ne dissimulait pas grand-chose de ses formes épanouies. Sur son bras droit était tatoué un fier dragon.

Elle est toujours aussi belle…

— Dodger ! Je suis contente de te voir. Fantôme savait que c’était toi… On ne s’est plus vus depuis… Combien de temps ?

— Pas assez…, souffla Fantôme.

Sally fit mine de le foudroyer du regard.

— Trop ! dit-elle. Beaucoup trop. Tu avais trop d’occupations pour venir voir les vieux amis ?

— C’est un peu ça, gente et noble dame…

— Tu tombes bien, Dodger. Une rumeur prétend que les Concrète Dreams vont venir chanter au Penumbra. C’est des blagues, mais il va y avoir un monde fou dans les rues. La fête, quoi !

— Je resterais avec plaisir, douce dame, mais d’autres obligations m’appellent.

— Du boulot ?

— Samuel Verner, ça vous dit quelque chose ?

— Bien sûr. C’est le jeune type qui nous a aidés quand Seretech a essayé de nous mouiller dans une affaire de meurtre.

— J’ai entendu parler de lui récemment…

— Il a survécu ? s’étonna Fantôme. Retourner vers Renraku était loyal et courageux…

— C’était surtout stupide. Quel crétin, ce gosse !

— Noble dame, puis-je te rappeler qu’il doit avoir le même âge que toi, ce gosse ?

— Ne soit pas insolent, Dodger !

— Très adorable dame, je voulais simplement dire que la première impression est parfois trompeuse.

— Tu insinues que nous devrions savoir quelque chose sur lui ? C’est l’histoire de Seretech ?

— Non. C’est du passé. Sally, je n’ai pas la prétention de vous imposer ce que vous devez savoir. Tu es assez grande et Fantôme aussi.

Il vit qu’il avait éveillé son intérêt.

— Ce que je peux dire, c’est qu’il veut rencontrer toute la bande mêlée au problème Vigid…

— C’est du boulot, je le savais ! (Elle se leva.) Son nouveau nom ne serait pas Johnson, par hasard ?

— Pas vraiment…

— Ne fais pas tant de mystère, Dodger.

— Il vaudrait mieux, gente dame, qu’il vous explique tout cela lui-même…