PROLOGUE DANS LES OMBRES

2050

Sam se réveilla avec le sentiment qu’un crétin jouait du bongo dans sa tête.

Un soleil infernal lui brûlait les yeux à travers les paupières.

A ce compte-là, inutile d’espérer qu’il les ouvre !

— Verner-san ! appela une voix autoritaire.

Un cadre de la Renraku répondait toujours présent ; Sam leva les paupières…

… Pour les baisser aussitôt !

— La lumière, bon sang !

Le soleil devint moins infernal. Verner fit une seconde tentative.

Ça pourrait aller… Surtout si le joueur de bongo s’arrêtait !

Sam regarda autour de lui. Près de la porte, il vit une femme en blouse blanche, la main sur le variateur de la lumière.

Mon docteur… A son sourire, elle doit être contente de l’intervention…

Les trois autres personnes étaient des hommes. Verner en reconnut deux. Le dernier devait être un garde du corps.

A la tête du lit, Sam identifia Inazo Aneki, le maître absolu de Renraku Inc.

Verner était un cadre moyen du groupe ; il n’avait aucun exploit à son actif. Quant à l’opération, au XXIe siècle, c’était de la broutille !

Greffer un datajack à un pékin ! La belle affaire…

Aneki avait introduit Sam dans la Corporation. On racontait qu’il continuait à veiller sur son poulain. Mais Verner ne l’avait plus vu depuis l’entretien d’embauche. Le découvrir à son chevet, au sortir de l’anesthésie, était une surprise.

Derrière le grand patron se tenait Hohiro Sato, le directeur exécutif de la Corpo. Sa présence était encore plus étonnante. L’homme avait la réputation de se foutre des problèmes de ses subordonnés tant qu’ils n’affectaient pas les profits.

Sam l’avait rencontré deux ou trois fois… Certains icebergs étaient plus chaleureux.

Que faisaient là les deux géants de la boîte ?

— Heureux de vous voir réveillé, Verner-san, cracha Sato.

Vu son expression méprisante, il mentait comme un dentiste. Sam aurait juré qu’il n’était pas là de son plein gré ; Aneki, le demi-dieu, avait besoin d’un porte-voix pour communiquer avec la piétaille.

— Domo origato, souffla Sam, la bouche sèche. Je ne mérite pas tant d’attention.

— Aneki-sama est meilleur juge que vous, Verner-san. Selon le corps médical, l’opération est un succès. Maître Aneki a voulu s’en assurer par lui-même…

Verner se tâta le crâne, couvert de bandages. Le datajack se trouvait sur sa tempe droite. Grâce à lui, Sam pourrait se connecter directement à n’importe quel ordinateur. Pour tout dire, un bon vieux clavier lui aurait suffi. Mais le règlement interne exigeait qu’un cadre de son rang soit ainsi équipé.

Seul un crétin aurait refusé.

— Monsieur, je crois que je pourrai bientôt reprendre mon poste, déclara-t-il, en bon petit soldat de Renraku.

— Une semaine de repos semble préférable, Verner-san, dit la doctoresse.

— Une prudence louable, renchérit Sato. Renraku a trop investi pour tout gâcher par imprudence. Ce répit vous laissera le temps de préparer votre départ…

Mon départ ? Jamais il n’a été question de…

Sato ignora le regard interloqué de Sam.

— Je sais que vous avez hâte de reprendre le travail, Verner-san. Votre transfert sur le projet Arcologie, à Seattle…

— Mon transfert ?

Sato leva un sourcil. Il détestait qu’on l’interrompe.

— Exactement ! Soyez sûr qu’Aneki-sama ne vous inflige pas une sanction. Bien au contraire. Il pense que vous servirez mieux les intérêts de Renraku à Seattle. C’est tout.

« La Corporation s’est occupée du déménagement. Tous vos biens sont emballés. Votre chienne a déjà embarqué. Elle se porte comme un charme ; nul doute qu’elle recevra l’aval des services sanitaires. »

Sam essaya de parler.

— Ne vous surmenez pas, Verner-san, dit Sato. Aneki-sama est confus de la brutalité de cette mutation. Pour compenser, la Corporation prendra en charge tous les frais. Vous partirez dès que les médecins donneront le feu vert.

Sam n’y comprenait rien. Avant d’entrer à l’hôpital, deux jours plus tôt, il était promis à un brillant avenir au siège de la firme. Aujourd’hui, on l’exilait en Amérique du Nord. Le projet Arcologie n’était pas vraiment un placard, mais il l’éloignait de Tokyo, où battait le cœur de la Corporation.

Il avait dû faire une erreur… On ne l’éjectait pas pour rien de la voie royale.

Qu’est-ce que j’ai bien pu faire ? Offenser Aneki-sama ?

A voir son regard bienveillant, c’était peu probable…

Avait-il irrité un rival bien placé ? Insulté un supérieur ? Un rapide retour en arrière le rassura. Non, il avait été poli avec tout le monde, comme toujours, histoire de faire oublier qu’il n’était pas japonais.

Son travail, alors ?

A première vue, il n’avait pas commis de faute professionnelle.

— Sato-san, si vous aviez la bonté de me dire de quel manquement je suis coupable… ?

— Cette question est impertinente ! aboya le petit homme.

Aneki tressaillit. Sans un mot, il adressa un signe de tête au convalescent et tourna les talons.

— Reposez-vous bien, Verner-san, lança Sato avant de le suivre.

Le garde du corps avait déjà ouvert la porte.

Sam hocha la tête en guise de salut.

Sur le seuil, le directeur exécutif se retourna.

— Condoléances pour cette perte cruelle…, lâcha-t-il.

— Une perte ?

— Je fais allusion bien sûr, au regrettable accident survenu à votre sœur, expliqua Sato avec une feinte innocence.

— Janice ? De quoi parlez-vous ?

Un sourire mauvais se dessina sur les lèvres du petit homme. Il reprit son chemin. Sam voulut se lever. La doctoresse accourut :

— Du calme, Verner-san ! Vous allez endommager le datajack…

— Au diable le datajack ! Je veux savoir ce qui est arrivé à ma sœur.

— L’impertinence et l’agitation ne vous mèneront à rien…

Sam savait qu’elle avait raison, mais il mourait d’inquiétude. Janice était la seule personne qui lui restait depuis la mort de tous leurs proches, durant la terrible nuit de juillet 2039.

— Veuillez m’excuser, docteur…

— Ce n’est rien… Mieux vaudrait être plus prudent, à l’avenir…

— Je n’oublierai pas…

— Vous aviez une question ?

— Seriez-vous assez aimable pour y répondre, docteur ? (Il attendit qu’elle ait hoché la tête.) Savez-vous à quoi Sato-sama faisait allusion ?

— Hélas, oui…

— Dites-moi, docteur, je vous en prie !

— Il y a deux jours, votre sœur a entamé son… kawaru… Nous avons jugé préférable de ne rien vous dire avant l’opération.

— Seigneur, non !

Kawaru… La modification, comme l’appelaient poliment les Japonais. Le reste du monde utilisait plutôt le terme gobelinisation pour l’horreur qui transformait un être humain en ork, en troll… ou quelque chose de pire !

— Docteur, comment est-ce possible ? Elle a dix-sept ans. Si elle avait dû se… modifier… ça aurait commencé plus tôt. Elle ne risquait plus rien !

— Vous êtes expert en kawaru, Verner-san ? Les chercheurs de l’Institut Impérial seront ravis de recevoir vos lumières. (Elle le foudroya du regard.) Nos plus grands savants se perdent en conjectures à propos de la modification.

— Ça fait pourtant trente ans…

— Pas tout à fait. Depuis le début, ceux qui cherchent un remède connaissent la frustration…

Les premières années, la gobelinisation avait touché environ dix pour cent de la population. Dans la panique, il avait été difficile de l’étudier. Aujourd’hui, elle était beaucoup moins fréquente. Les chercheurs manquaient de cobayes…

— Alors, il n’y a pas d’espoir ?

— Grâce à certains tests génétiques, nous pouvons détecter les gens susceptibles de changer.

— Janice et moi n’avons jamais subi de tests…

— N’ayez aucun regret, les résultats ne sont pas fiables à cent pour cent.

— De plus en plus encourageant !

— Les explications scientifiques font défaut, Verner-san… C’est notre drame !

— Vous avez pensé à la magie ? souffla Sam.

Tout gamin, sur l’écran tridimensionnel de ses parents, il avait vu un homme parler avec conviction du nouveau monde, la Terre de l’Eveil. Le prédicateur disait que la magie et les êtres surnaturels étaient revenus pour combattre la technologie et sauver la planète. Il exhortait les gens à abandonner les machines pour mener une vie pastorale.

Le père de Sam n’avait jamais accepté que le chaos se déchaîne sur l’univers de la raison et de la science. Son univers ! Il avait élevé ses enfants dans un climat de vénération pour la logique, fuyant autant que possible les contacts avec l’Eveil. Même au zoo, la famille évitait les cages des licornes, des griffons et des autres animaux jadis légendaires.

— La magie ? s’étrangla la doctoresse, imitant parfaitement son père. Son existence est indéniable, mais seuls les imbéciles y voient l’explication de tous les mystères. Votre dossier indique que vous n’êtes pas comme ça. Les prétendus « mages » infiltrés dans la Corporation ont des limites. Ils manipulent des forces qui nous dépassent pour le moment ! Un jour, nous comprendrons…

Le camp de la science avait pris du retard, submergé par la première vague de kawaru. Les chercheurs avaient été pris de court ; depuis, ils avaient redressé la tête. A les en croire, la sorcellerie n’en avait plus pour longtemps.

En attendant, Janice était en train de changer.

— Comment va-t-elle, docteur ? demanda Sam.

— C’est difficile à dire, Verner-san. Ses signes vitaux sont bons, mais l’épreuve ne fait que commencer…

— Je veux la voir…

— Elle est dans le coma. Ça ne servirait à rien.

— Je m’en fiche. Je veux la voir !

— Ce n’est pas en mon pouvoir, Verner-san. Le Conseil Génétique interdit les visites. Seul le personnel médical…

— Justement ! Prêtez-moi une blouse et votre carte d’accès…

— Pas question ! C’est trop dangereux. Pour moi, pour vous, et même pour votre sœur. Si le Conseil l’apprend, il la privera de prime de relocalisation. En admettant qu’elle survive, se faire à sa nouvelle vie sera assez dur comme ça. Quant à vous…

— Qu’importe ! Elle va avoir besoin de moi.

— Verner-san, pour l’aider au mieux, travaillez, rapportez un salaire à la maison, et obéissez à vos chefs ! Ici, vous n’êtes d’aucune utilité…

— Vous ne comprenez pas…

— Vous vous trompez. (Elle secoua tristement la tête.) Je comprends trop bien !

La vision de Sam se brouilla. Un instant, il cru que c’étaient les larmes. Puis il comprit.

La doctoresse avait ordonné au lit de lui injecter un somnifère.

Verner sombra dans le néant.

* * *

L’elfe marchait dans la forêt. Ses longs cheveux blancs ondulaient au gré du vent.

A l’inverse de la plupart de ses frères, il ne se sentait pas chez lui dans ces bois.

L’appel de la nature était quand même puissant…

Mais il y avait son travail. Sa seule véritable passion.

Difficile à assouvir au milieu des arbres, songea-t-il.

Il leva les yeux. Les étoiles parurent lui sourire.

Un jour, nous irons jusqu’à vous, promit-il.

Une lueur en mouvement attira son attention.

Une étoile filante ? Non, un avion…

Cette vision le ramena à la réalité.

Les autres devaient être en position, prêts à passer à l’action.

Il s’agenouilla devant la console portable, brancha le connecteur dans son datajack, et pianota sur le clavier de son cyberdeck Fuchi 7. Il fut bientôt immergé dans la Matrice, l’espace analogique où l’électronique se faisait chair.

Il s’insinua dans le Réseau Régional de Communications de Seattle. Ses compagnons l’attendaient…

* * *

Dans le lointain, l’Arcologie de Renraku écrasait les tours du centre d’affaires voisin. Même si certaines parties étaient encore en construction, l’Arcologie dominait Seattle de toute sa hauteur. Au-delà, Sam apercevait les néons de la pyramide d’Aztechnologie, monument à la mégalomanie des propriétaires de la corporation.

Trois heures plus tôt, une escorte de Samouraïs Rouges avait conduit Verner jusqu’à la passerelle d’un avion aux armes de Renraku.

Pendant la semaine écoulée, Sam avait remué ciel et terre pour voir sa sœur.

En vain.

A la longue, les gens du Conseil Génétique avaient dû perdre leur calme…

Pour la énième fois, Verner tenta de se persuader qu’il n’aurait rien pu faire, même en restant illégalement au Japon. Pour penser à autre chose, il s’intéressa à ses compagnons de voyage.

Alice Crenshaw était assise au bar. Entre Tokyo et l’Amérique, elle avait occupé le siège voisin du sien.

Ce n’était pas une bavarde, au grand soulagement de Sam. Elle avait juste desserré les lèvres pour enguirlander le steward qui lui demandait les raisons de son voyage :

« — Je suis affectée au projet Arcologie, pauvre truffe ! Ça te regarde ? »

Après ça, personne ne s’était plus risqué à lui parler.

Assis sur une banquette, se tenant la main comme des collégiens, Jiro et Betty Tanaka chuchotaient. C’était un couple sympathique et discret. Lui appartenait à la seconde génération de Japonais nés aux Amériques, les Niseis. Elle venait de l’État Libre de Californie. Sam enviait leur bonheur fadasse. Pour le jeune Jiro, travailler au projet Arcologie était une belle promotion !

Le cinquième passager était un certain M. Toragama. Il n’avait pas levé le nez de son portable.

Sam regarda par le hublot. L’avion était en procédure d’approche. Les lumières rouges de la piste de l’aéroport de Seattle-Tacoma ressemblaient à des lucioles.

Verner fit signe au steward de lui verser un dernier verre. Toragama ferma son ordinateur.

Jiro et Betty se lâchèrent la main.

L’avion atterrit en douceur. Sam s’étonna un peu que la piste soit déserte. Mais il était tard.

L’avion s’immobilisa.

Les passagers se levèrent pendant que le sas s’ouvrait et que la passerelle automatique sortait du ventre de l’appareil.

Le steward sourit : encore une journée de travail terminée…

Alors l’enfer se déchaîna…

 

L’attaque avait été rapide et dévastatrice. Trois assaillants armés jusqu’aux dents : un ork, un Indien équipé d’implants corporels, et une femme vêtue de cuir noir.

Ils avaient fait irruption dans l’appareil en tirant dans tous les sens. Le steward avait pris une rafale en pleine poitrine. Son compte était bon. Alice Crenshaw, plus futée, s’était jetée à terre sans essayer de dégainer son arme. Sam l’avait imitée.

Betty Tanaka avait manqué de réflexes. Jiro la serrait dans ses bras en pleurant. Elle était morte sur le coup.

M. Toragama n’était plus qu’un amas de chair farcie de plombs.

— Personne ne sera blessé ! déclara la femme. Reprenez vos sièges et bouclez vos ceintures.

Voyant que personne ne bougeait, elle refit sa harangue en japonais.

Personne ne va être blessé ? répéta mentalement Sam. Comment oser dire une chose pareille au milieu de ce charnier ?

Il examina la femme et frissonna en voyant la garde ouvragée de l’épée accrochée à sa ceinture.

Bon sang, c’est une arme de mage !

Pour la première fois de sa vie, il se trouvait en présence d’une sorcière.

Ce gang était rudement dangereux…

La femme s’adressa à l’ork :

— Dépêchons ! Au poste de pilotage !

Il obéit et revint quelques instants plus tard.

— Ce crétin de pilote est mort. Une balle perdue… La femme fit signe à l’Indien d’aller voir.

— Vous obéissez, oui ou non ? dit-elle aux prisonniers.

Sam remarqua qu’elle surveillait surtout Crenshaw. Cela confirma ses soupçons : la hautaine Alice était un « spécial » de la Corporation, de ces gens qu’on nommait pudiquement « agent de la compagnie » sur les feuilles de paie. Une baroudeuse, habile au maniement des armes et au corps à corps.

Verner se demanda si elle allait tenter quelque chose. C’était le moment ou jamais, la sorcière était seule.

Crenshaw se leva, tira sur sa jupe et chercha un siège pas trop taché de sang.

Sam se sentit trahi. C’était à elle d’agir. La Corpo la payait pour protéger ses collègues. Si elle baissait les bras, que pouvait-il faire ?

Il se leva et tenta d’éloigner Jiro du corps de sa femme. Le jeune Nisei ne réagit pas.

Sam l’abandonna et s’assit à son tour. Il bouclait sa ceinture quand l’ork et l’Indien revinrent.

— Nous avons un problème, Sally. Ce foutu avion n’est pas pilotable sans un interfacé !

— J’avais dit qu’il fallait prendre Rabo avec nous, gémit l’ork.

— Inutile de pleurnicher ! Amenez plutôt le cadavre du pilote !

Les deux terroristes mâles s’exécutèrent.

— On pourrait se servir des otages comme bouclier et mettre les bouts, suggéra l’ork quand ils furent de retour.

Sally lui lança un regard méprisant.

— Et l’elfe ? demanda l’Indien. Tu crois qu’il pourrait piloter à distance ?

— Je n’en sais rien…

Elle sortit un petit communicateur et tapa un code.

— A votre service ! dit une voix lointaine. Où êtes-vous ? Votre signal est faible.

— On est coincés dans un avion, avec une poignée d’employés de Renraku. Le commandant de bord est mort et l’appareil se pilote uniquement par cyber-connexion. Tu pourrais t’en sortir ?

— Désolé, ma douce, mais je suis un decker, pas un interfacé. Impossible de me brancher sur l’avion à distance.

— Génial !

— Je suggère que vous trouviez un autre moyen de transport, et vite ! Leurs deckers se mettent en mouvement. Je vais être obligé de dévisser…

— Tu ne peux pas nous laisser tomber ! insista l’Indien.

— Vous avez dû changer de plan. Ce n’est pas votre faute, je sais. Mais que veux-tu que je fasse ? (Un silence.) Un des passagers est peut-être un interfacé ?

Sam sentit que tous le dévisageaient. Son datajack se voyait comme le nez au milieu de la figure !

— Comment tu t’appelles, mon gars ? demanda Sally.

— Samuel Verner.

— Eh bien, Verner, t’es un interfacé ou non ? fit l’Indien.

— C’est un datajack… Je suis collecteur de données.

— T’as déjà piloté quelque chose ?

— Un Flutterer Mitsubishi, oui.

— Super ! grogna l’ork. Un jouet ! J’aimerais mieux me fier à un chien…

— Chien toi-même ! persifla l’elfe dans le communicateur. Ce type n’est peut-être pas un interfacé, mais il a l’habitude de voler. Il peut ajouter ce qu’il faut d’initiative au comportement stéréotypé du pilote automatique. Tu saisis ?

— Bien vu, dit l’Indien. Nous avons une chance si l’elfe dévie les missiles et envoie les chasseurs dans une mauvaise direction.

— Dodger, tu peux faire ça ? demanda Sally.

— Ce ne sera pas du gâteau, mais tu sais que j’irais au bout du monde pour toi, gente dame !

— Alors, au boulot ! Verner, direction le cockpit… Sam chercha du regard le soutien de ses collègues.

Jiro ne quittait pas des yeux le corps de Betty. Crenshaw regardait ses souliers. Les morts s’en foutaient royalement…

Le cockpit était souillé de sang, comme la cabine. La tête du pilote avait explosé. Tout ça parce que cette andouille avait ouvert une custode pour respirer un peu d’air frais !

Sam s’assit. L’Indien se cala à côté de lui.

— Dans ma tribu, on m’appelle Faiseur de Fantôme. Je ne suis pas pilote, mais je connais deux ou trois trucs sur le sujet. Joue au plus fin, et j’aurai fait un fantôme de plus. Wakarimasu-ka ?

— Pigé.

— Parfait. Connecte-toi et fichons le camp.

Sam avait entendu parler des interfacés, qui s’unissaient à la machine pour devenir les cerveaux de ces corps mécaniques. A ce qu’on disait, certains ne revenaient pas du voyage, perdus à tout jamais dans les circuits de l’ordinateur.

L’avion était conçu pour ce type de symbiose. Sans datajack, on pouvait à peine demander au pilote automatique une destination et une heure de départ. Un peu juste pour une fuite éperdue…

Sam n’était pas un interfacé. Il pouvait communiquer avec le pilote automatique, et même lui donner quelques ordres. Mais ce ne serait pas lui, Sam Verner, qui dirigerait le vol.

La connexion s’établit. La voix désincarnée de la machine résonna dans son crâne :

— Destination ? Altitude ? Vitesse ?

— Je veux d’abord consulter le fichier aide.

— Transmission en cours.

Avec ces informations, il serait un peu plus facile de travailler.

— Dépêche ! cria l’Indien.

— Où on va ?

— Au nord. Je te dirai la suite plus tard…

 

L’elfe savait se servir d’un cyberdeck. Ils ne virent ni missiles, ni chasseurs. Ils se posèrent sur une autoroute à peine éclairée. Sam aurait bien embrassé le pilote automatique, tellement il avait eu peur.

— Dégage de là ! dit Faiseur de Fantôme.

Il retourna dans la cabine, où attendaient Sally et l’ork.

— On y va ? demanda celui-ci, inquiet.

— Minute ! Cog nous envoie une voiture.

— On va pas attendre ? On a les Samouraïs Rouges aux fesses !

— Sans voiture, pas moyen d’emmener nos invités

— On s’en tape ! Flinguons-les et partons.

— Tu sous-estimes leur valeur, Kham.

— On a rempli notre contrat, Sally. Fantôme a piqué les puces, tu sais ? Tu es trop gourmande.

— J’ai des frais…

— Tu ne les épongeras pas avec ma vie !

— Tu veux partir ? Donne-moi ton créditube que je te paye. (Elle tendit la main.) Dix pour cent de ta part, puisque tu files avant la livraison.

L’ork et la sorcière se toisèrent.

— Hum…, gronda Kham, baissant les yeux, je reste. Un contrat est un contrat.

— Et celui-là finira bien…

* * *

Crenshaw, Jiro et Verner croupissaient depuis des heures dans une pièce sombre. Le Nisei était de plus en plus hagard.

— Betty… Oh, ma Betty…

— Arrête de pleurnicher, ça me porte sur les nerfs ! s’écria Crenshaw.

L’égoïsme de la femme irritait Verner.

— D’après toi, madame l’agent spécial, on devrait se réjouir ?

— J’ai connu pire, oui…

— Pire ? gémit Tanaka. Betty est morte. Qu’est-ce qui pourrait être pire ?

— Que tu sois mort ! cracha Alice.

— Ça serait peut-être mieux, madame…

— Ne dis pas des trucs pareils, Jiro, souffla Sam.

— Pourquoi pas ? De toute façon, ces terroristes vont nous flinguer !

— Des terroristes ? grinça Crenshaw. Mon gars, tu ne connais pas le sens de ce mot ! Ces comiques sont des shadowrunners de bas étage ! Les parasites naturels des corpos, rien de plus…

— Terroristes ou pas, ce sont des hors-la-loi. On connaît leurs noms et on a vu leurs visages. Ils ne nous laisseront plus partir…

— Foutaises ! Leurs noms sont des pseudos, et changer de tête n’est pas un problème, de nos jours. Ces runners ne sont fichés nulle part. Si on se tient peinards, ils nous relâcheront.

— Les pieds devant…, souffla Jiro.

Sam eut soudain assez de cette conversation de salon. Jiro-le-pleureur et Alice-la-baroudeuse le gonflaient sérieusement !

Il se mit à faire les cent pas. Le Nisei et la spéciale le regardèrent un moment, puis ils s’assoupirent.

Et en plus, ils ronflent !

Verner s’approcha de la porte. Sans trop y croire, il essaya la poignée. C’était ouvert !

Sam s’engagea dans un couloir. Il n’avait pas fait trois mètres quand une voix le cloua sur place :

— Tu ne penserais pas nous quitter, hein, mon vieux Sammy ?

C’était Fantôme.

— Non, je voulais juste prendre un peu l’air…

Croyable ou pas, c’était vrai…

— T’es vraiment un drôle de gus, souffla l’Indien.

— Pourquoi tu dis ça ?

— Parce que tu n’as pas menti…

— Je ne pourrais pas abandonner les autres…

— So ka. J’aime qu’un type soit loyal avec ses amis.

— Ce ne sont pas mes amis. Mais nous appartenons tous à Renraku.

— La fidélité à la tribu est encore plus importante.

— Tribu ? Une corpo ? Les mauvais esprits parlent plutôt de gang. Mais tu as raison, nous sommes solidaires comme une tribu…

— Les Hommes Rouges auraient dû l’être plus encore. Certains ont combattu les Blancs, d’autres non. Tous ont fini dans les foutus camps où on a essayé de leur arracher l’âme…

Sam vit la tristesse se peindre sur le visage de l’homme. Pourtant, Fantôme était trop jeune pour avoir connu les camps de la mort, imaginés par le Président Jarman comme « solution finale » de la question indienne…

— La Grande Danse de Coyote Hurlant aurait dû vaincre la technologie des Blancs. Tu parles ! Maintenant, les Visages Pâles ont leur propre magie. Mais la Grande Danse nous a rendu notre fierté… et notre combativité !

Il serra les poings.

— Ça ne sera pas facile, et il faudra savoir se battre, mais nous gagnerons ! Pour ça, il faut d’abord survivre. Et pour survivre, il faut du fric. Sans fric, le Visage Pâle ne se rend même pas compte que tu existes. Des millions de nuyens attendent que des shadowrunners futés les empochent !

Fantôme se tut, épuisé par ce discours bien long -pour un Indien. Sam ignorait pourquoi il s’était confié à lui. Mais c’était bon signe ; pour la première fois, il se donna une chance de sortir vivant de cette histoire.

— Pourquoi je parle à un agent corporatiste ? s’étonna Fantôme à voix haute.

— Tu as peut-être besoin d’une oreille attentive…

— L’oreille d’un foutu Blanc ? Tu rigoles ? Retourne avec tes copains, Sammy…

Verner s’empressa d’obéir. Ils étaient vraiment tombés entre les pattes d’une bande de cinglés !

* * *

Les prisonniers avaient reçu l’autorisation de se dégourdir les jambes dans le hangar attenant à leur cellule. Fantôme, Sally et un elfe les surveillaient en discutant.

— Sally, disait l’Indien, tu ne nous as pas encore parlé de tes plans à propos de Renraku…

— Voilà bien d’une montagne de muscles sans cervelle ! railla l’elfe. Notre muse a besoin de repos avant de repasser à l’action. Mais toi, sombre brute, tu la presses de questions. Les Indiens sont des gens infréquentables, je le dis depuis toujours…

L’elfe testait la résistance de l’Indien aux lazzis. Sally décida de calmer le jeu :

— Arrête ça, Dodger. Fantôme a raison. Il faut prendre une décision… Les puces que nous avons volées, c’est du sérieux ?

— Et comment, très noble damoiselle ! Des plannings de production, des fichiers personnels, quelques brevets… Un joli butin, qui aurait de la valeur si le raid ne s’était pas si mal terminé. Avec toutes ces morts violentes, il faudra attendre un moment pour vendre…

— Ça immobilise un gros paquet de fric, hein ?

— Bien sûr.

— Tant pis. Au moins, nous serons payés pour l’autre partie de la mission.

Sam tendait l’oreille depuis un moment. L’autre partie de la mission ? Il croyait avoir affaire à de simples voleurs.

— Quelle autre partie ? demanda Dodger.

— Nous avons fait un petit ajout dans les produits de nettoyage du Bureau de Recherches Informatiques. Des vaporisateurs un peu spéciaux… Ils contiennent un virus nommé Vigid. Bientôt, un tas d’employés de Renraku vont être obligés de rentrer chez eux, malades comme des chiens. Il leur faudra quelques jours pour s’en remettre. Pendant qu’ils seront au lit, Atreus Applications, notre client, passera à l’offensive. Il y a un contrat énorme à la clef : un nouveau progiciel pour la Matrice.

« Le vrai job, c’était ça. On a piqué des puces pour brouiller les pistes. Et se faire un petit bénef au noir…»

Ça tenait la route. Mais quelque chose dérangeait Sam. Pourquoi des vaporisateurs ? Il y avait des moyens moins tordus…

Une petite loupiote rouge clignotait dans la mémoire de Verner. Tout lui revint d’un coup.

— Excusez-moi de vous interrompre, dit-il en approchant, mais j’ai entendu, et… Le liquide de nettoyage, dans les vaporisateurs, il est à base d’acétone ?

Les shadowrunners le regardèrent, étonnés.

— A base de quoi ? fit Sally.

— D’acétone.

— Je n’en sais rien, et je m’en fous.

— Vous ne devriez pas… Si c’est de l’acétone, Vigid ne se comportera pas comme vous croyez…

— Mazette, fit Dodger, messire est un biologiste distingué !

— Non… Juste un collecteur de données qui a de la mémoire. J’ai lu un article sur Vigid. Au contact de l’acétone, il mute…

— … Et nous obtenons un autre virus ! conclut l’elfe. Où est la différence ?

— Un virus mortel ! L’article parlait d’une erreur de manipulation. Le laborantin est mort. Idem pour la moitié des souris, lors d’un test de reproductibilité.

Sally se rembrunit.

— On ne nous a pas payés pour tuer des gens…

— Bien dit, ma dame ! Les émoluments étaient trop piètres…

— Au diable les émoluments ! cria Fantôme. On s’est foutu de nous !

Sally acquiesça.

— On ferait bien d’aller parler à Castillano avant de rendre une petite visite à nos employeurs…, grogna-t-elle.

Castillano était un gros porc, vivante caricature de l’indic pourri jusqu’à la mœlle. Sam se demandait pourquoi Sally, Fantôme, Dodger et l’ork nommé Kham avaient décidé de l’emmener avec eux.

Il avait peut-être ouvert sa gueule un peu trop vite…

— Hello, Sally, dit le gros homme flanqué de ses gardes du corps, je vois que tu te fais de nouveaux amis chaque jour…

— Tu sais à quel point je suis sociable… Castillano hocha la tête.

— Je suis contente que tu aies trouvé une minute pour nous recevoir, continua la sorcière. Tu n’auras pas perdu ton temps, crois-moi.

Castillano haussa les épaules.

— Pourquoi moi ? Tu traites avec Cog, d’habitude…

— Cog n’est pas disponible…

— Alors je suis ta roue de secours ?

— Non. Tu es le meilleur choix dans le cas présent.

— Tu as besoin d’un spécialiste ?

— Plutôt d’informations…

— Sur une cible ?

— Non. Sur un employeur.

Castillano se frotta les mains, un sourire sur ses lèvres trop charnues.

— Ce genre d’information est à la mode, on dirait… Sally et ses deux complices se regardèrent, interloqués.

— Tu veux être plus précis ?

— Ça dépend…

— Compris. On t’allongera un pourboire.

— Bien… Sam Sourire et Johnny Trop Tard, ça vous dit quelque chose ?

— La fusillade de l'After Ours ? Tous les journaux en parlent…

— Mais ils ne savent rien du fusil…

— Quel fusil ?

— Arisaka KZ-977. Une arme de sniper. Les hommes de Lone Star l’ont trouvée dans la rue, devant l’immeuble où vos deux copains se sont fait étendre.

— Ils n’utilisaient pas de grosse artillerie…, objecta fantôme.

— Ouais, approuva l’ork. Johnny n’aimait pas le bruit…

Castillano défia l’ork du regard.

— Accouche ! s’énerva Sally.

— M. James Yoshimura a été tué d’une balle dans la tête en sortant de L’After Ours. Deux flics de Lone Star ont entendu le coup de feu, et ils ont vu la victime tomber. Ensuite, ils ont repéré Sammy et Johnny, en haut d’un toit. Les flics tiraient mieux…

« D’après la balistique de Lone Star, le fusil a bien tiré la balle qui a tué Yoshimura. La reconstitution de trajectoire accuse les deux runners. Le fusil a mieux survécu à la chute que ce pauvre Sammy Sourire. »

— Pas d’autres témoins ?

— Pas la queue d’un…

— Pourris de flics ! conclut Fantôme. Sammy et Johnny étaient des lampistes. Ils ne faisaient pas ce genre de boulot…

— Possible… Les flics ont des dossiers nickel. De vrais incorruptibles, juste un peu trop chatouilleux de la détente.

— Sammy et Johnny se sont fait manipuler… Castillano haussa les épaules.

— Et tu en sais long…

Le gros homme leva une main.

— Je n’ai jamais dit ça, Sally… Il vaut mieux se tenir loin de ce genre d’histoires…

— Le temps se gâte pour les honnêtes shadowrunners… On nous a fait un coup tordu du même genre…

— Tu cherches un point commun entre les deux affaires ?

— C’est ça, fit Fantôme. S’il y en a un, nous agirons. Sinon, Sammy et Johnny étaient assez grands pour se débrouiller…

— Vous voulez quoi, au juste ?

— Commençons par un virus nommé Vigid…

— De jolis troubles intestinaux pour vos victimes… Il vous en faut combien ?

— On a déjà donné, Castillano ! On veut savoir ce qui se passe si ce truc entre en contact avec de l’acétone…

Le gros homme s’approcha d’un terminal.

— Ça risque de prendre un moment… Vous avez des références ?

— Annales de la Chimie, décembre 2048, dit Sam. Castillano lança la recherche.

— Par Wilkins et Chung ?

— C’est ça…

Le poussah examina l’écran.

— Vigid et l’acétone sont un couple explosif… Mortel, pour tout dire.

— Vous me croyez, maintenant ? demanda Sam.

— Minute, messire le corporatiste, dit Dodger, c’est toi qui as fourni la référence. C’est peut-être un leurre…

— Peu vraisemblable, coupa Castillano. Ce crétin s’était trompé de mois…

— Supposons que se soit vrai. Qui détient le brevet, Castillano ?

— Genomics. Un fournisseur exclusif de Seretech.

— Seretech ! beugla Fantôme.

— Foutredieu…, grogna l’ork.

Sally et Dodger ne dirent rien. Mais leurs expressions valaient un discours.

— On peut avoir une explication ? demanda Sam.

— Nous avons eu un malentendu ou deux avec Seretech, expliqua Sally.

— Vous croyez que c’est eux qui vous ont piégés ?

— C’est l’évidence, dit Dodger. Atreus Applications s’est fait avoir aussi. Je parie que c’est les types de Seretech qui ont prévenu la sécurité de Renraku.

— Juste après que nous avons livré leur virus de malheur…, fit Sally.

— Pourquoi vous avoir vendus ? s’étonna Sam. Ils n’ont rien à y gagner.

— Ils ne nous aiment pas, c’est suffisant…, expliqua l’ork.

— Un coup génial ! admit Sally. Quand les types de Renraku auraient commencé à mourir, nous aurions chargé Atreus. Seretech faisait d’une pierre deux, non, trois coups : nous à la chaise électrique, Atreus coulée, et Renraku désorganisée…

— Et vous allez faire quoi ? demanda Sam.

— Nous cacher pour lécher nos blessures… Seretech est un trop gros morceau…

— Et les pauvres types de Renraku ? Vous n’allez pas les laisser mourir ?

— Tu paries ? railla Fantôme.

Sam se tourna vers Sally :

— Je croyais qu’on ne vous avait pas payés pour tuer des gens ? Bon sang, vous n’avez rien dans le ventre ! Quand ça se saura, tout le monde se foutra de vous.

— Ça ne se saura pas…, grogna l’ork.

— Tu parles ! Castillano sait ; ses porte-flingues savent. Bientôt, ça sera dans le journal !

— Dame Tsung, dit Dodger, nous devrions peut-être récupérer les vaporisateurs…

— Trop tard. Ils ont déjà dû s’en servir.

— Prévenez Renraku…, suggéra Sam.

— Ils ne nous croiront pas ! Ils reçoivent deux cents appels de ce genre par jour.

— Un instant ! cria Verner. Castillano, je veux consulter ton ordinateur.

Le gros homme fit une moue dégoûtée.

— Laisse-le faire, dit Sally.

— Bon…

Sam enficha le cordon entrée/sortie dans son datajack.

Cette fois, je vais me payer une vraie plongée dans la Matrice…

La première. Se connecter à l’avion, en comparaison, avait été une plaisanterie.

Verner s’immergea dans le cyberspace. Grâce à son code d’accès Renraku, il pénétra dans la base de données principale. Une sourde douleur commença à lui marteler le crâne, mais il n’y prêta pas attention.

La base de données ressemblait à une immense bibliothèque chargée de fichiers de toutes les couleurs.

Verner activa la fonction recherche du programme. Les rangées de dossiers défilèrent à toute vitesse devant ses yeux.

Ça y est ! J’en étais sûr !

Il copia le fichier et fit demi-tour pour quitter la Matrice.

— Il y a un neutralisateur, annonça-t-il en débranchant le cordon.

— Et on se le procure où ?

— C’est le problème… Il n’est pas fabriqué. Il existe seulement dans la banque de données.

C’était un os. Les runners se dévisagèrent, prêts à renoncer.

Castillano s’éclaircit la gorge.

— Je connais un biotechnicien. Il a un labo. Je peux arranger le coup. Tarif habituel.

Sam regarda Sally. Faites qu’elle dise oui !

Pour la première fois, il remarqua qu’il manquait une phalange au petit doigt de la main droite de la magicienne.

Un bon mouvement, Sally !

La sorcière soupira.

— On y va…, dit-elle.

* * *

— C’est gentil de venir nous voir…, persifla Crenshaw quand Verner revint dans la cellule improvisée.

— J’essaye d’aider la Corporation…

— En cirant les pompes de ces voyous ? Tu veux sauver ta peau, mon salaud. Mais tu crois vraiment que ça marchera ? Le moment venu, ils te liquideront, comme Jiro et moi.

— Tu crois que j’ai passé un marché avec eux ?

Elle hocha la tête avec un mauvais sourire.

— Alice Crenshaw, tout le monde ne se comporte pas comme les « spéciaux » de ton acabit. Certains êtres s’intéressent aux autres !

— Ouais… Et moi, je suis le Père Noël !

— Tu te trompes. J’essaye de sauver des vies.

— A commencer par la tienne !

— Faux. Ça concerne nos collègues de l’Arcologie. II lui raconta toute l’histoire.

— … Ils vont s’introduire dans l’Arcologie pour répandre le neutralisateur. Le virus ne fera pas un pli. Je les accompagne…

— Tu en tiens pour l’héroïsme, Sam ? Il ne s’était pas posé la question.

— Ils auront besoin de mon aide.

— Les héros meurent jeunes, mon garçon. Ces clowns sont entrés une fois. Ils peuvent le recommencer sans toi.

Elle avait raison, bien sûr.

— Je veux m’assurer qu’ils tiendront parole…

— Laisse tomber, Sam ! Admettons que je te croie… Les sentiments ne valent plus un pet de lapin quand ça commence à tirer. Tu n’es pas entraîné. C’est dangereux…

— Tant pis pour le danger. Il faut le faire !

— Crenshaw-san a raison, murmura Jiro.

Il était recroquevillé dans un coin. Sam l’avait presque oublié.

— N’y allez pas, Sam. Vous allez torpiller votre position dans la Corpo.

— Alors, elle vous a pollué aussi, Tanaka-san. Je n’ai rien à craindre. Ils comprendront pourquoi je fais ça. Quelqu’un devra surveiller les shadowrunners quand ils seront entrés dans l’Arcologie.

Crenshaw ricana et Jiro détourna la tête. Sam comprit qu’il ne les convaincrait pas.

Il s’en fichait. Sa plongée dans la Matrice, ajoutée au manque de sommeil, l’avait vidé. Il fallait qu’il dorme. L’excursion était prévue pour la nuit prochaine. Il vaudrait mieux qu’il soit en forme.

Il s’étendit à même le sol. Trente secondes plus tard, il dormait à poings fermés.

* * *

Il se réveilla en sursaut, secoué sans délicatesse.

— Debout, Visage Pâle. C’est l’heure.

Sam s’ébroua. Quand il eut ouvert les yeux, il s’aperçut que Fantôme et lui étaient seuls dans la pièce.

— Où sont les autres ?

— En sécurité, jusqu’à notre retour. Décision de Sally…

C’était peut-être vrai. Mais ils pouvaient aussi les avoir tués pour ne pas s’embarrasser de prisonniers. Il se souvint des paroles de Crenshaw. Pouvait-il faire confiance à ceux qu’elle nommait des clowns ?

A l’extérieur, Sally et l’ork les attendaient en vérifiant leurs armes.

— Où est Dodger ? demanda Sam.

— Ne t’en fais pas. Il est quelque part où il peut se connecter à la Matrice sans qu’on le dérange. Il nous sera utile, comme la première fois.

— Crenshaw et Tanaka sont avec lui ?

Ne pose pas trop de questions, Sam…

Fantôme noua un poignard autour de sa cheville.

Puis il ramassa un paquet et le tendit à Sam.

— Défais-le.

Verner obéit. Le papier enveloppait un objet métallique…

— Un pistolet Ares Viper, dit Fantôme. Tu sais t’en servir ?

— Non.

— Super ! grogna l’ork. Ce type nous conduit tout droit à la chaise électrique…

— Si on y va, il vient avec nous. Tu comprends ça, Verner ?

Sam comprenait. Il aurait aimé le dire, mais les mots restaient coincés dans sa gorge.

— Et n’oublie pas que je ne te quitterai pas de l’œil, siffla l’ork.

Sous le regard du métahumain, Verner se harnacha et glissa l’Ares Viper dans le holster.

— Regardez ! fit l’ork. Un féroce shadowrunner ! Je meurs de peur…

— Lâche-le un peu, Kham, ordonna Sally. Verner fera ce qu’il faut si tu le laisses tranquille.

Sam déglutit avec peine. Il détestait être armé. Si les runners jugeaient que c’était nécessaire, il préférait ne pas les contrarier…

Dehors, trois motos les attendaient. Deux Yamaha Rapier flambant neuves et une Harley Scorpion, véritable chef-d’œuvre d’acier et de chrome.

— Tu montes avec moi, dit l’ork.

Il enfourcha la Scorpion. Sam prit position derrière le métahumain aux effluves douteux. Pinçant les narines, il entoura la taille de l’ork. C’était une décision difficile à prendre. Mais ça valait mieux que de manger le bitume…

Ils démarrèrent dans un nuage de fumée.

Seattle était une ville frontière perdue au milieu des terres sauvage du Conseil Salish-Shidhe. Avant-poste des Etats-Unis Canadiens et Américains, elle ressemblait un peu aux cités de l’Ouest à l’époque des colons.

Tout à fait logique d’être armé dans un endroit pareil…, se dit Sam pour se rassurer.

Mais les corpos veillaient au grain. Comme le désordre est mauvais pour les affaires, les flics privés et les types de Lone Star s’arrangeaient pour interdire l’artillerie lourde dans les rues.

Les corpos se foutaient que les gens s’égorgent. Mais gare à qui touchait à leurs biens ou à leurs agents.

Après l’ordre qui régnait à Tokyo, Sam s’étonnait de ce mélange de barbarie et de civilisation. Seattle débordait d’une vitalité dont la capitale nippone, avec sa culture, son raffinement et son Histoire, manquait cruellement.

Sam commençait à aimer Seattle…

Ils pénétrèrent dans le quartier des affaires, plus civilisé. On y voyait beaucoup moins de motos pour plus de voitures électriques et de transports en commun. La plupart des passants étaient des corporatistes. Mais la foule avait quelque chose de plus… bigarré… que celle des avenues de Tokyo.

Verner trouvait tout ça fascinant.

Arrivés dans la basse-ville, ils tournèrent dans Alaskan Way et roulèrent vers le sud. Dans le lointain se découpait l’Arcologie, marquée du logo de la corpo, dont le nom s’étalait en anglais et en japonais sur la façade nord du bâtiment.

Les trois motos s’engagèrent dans une petite rue et ralentirent à l’approche des docks de Kinebec Transport, la meilleure voix d’accès offerte à des shadowrunners désireux de visiter l’Arcologie. Aucune porte ne s’ouvrit.

— Maudit elfe, grogna Kham. Encore à bayer aux corbeilles…

Aux corneilles…, rectifia Sally.

Attention ! Cria Fantôme. La quatrième porte !

Les trois motos s’engouffrèrent dans le passage. Cent mètres plus loin, les quatre runners mirent pied à terre.

— Visage Pâle, nous sommes à l’entrée du dock 1. A toi de jouer… On te suit.

Sam prit la tête du groupe de shadowrunners. L’itinéraire qu’il avait choisi se basait sur un planning de construction vieux de trois semaines. En principe, il aurait dû être dépassé. Mais tout le monde savait, dans la Corpo, que le projet Arcologie souffrait d’un retard chronique.

J’espère que les ouvriers n’auront pas rompu avec leurs habitudes… Sinon, plus question d’entrer !

 

Il leur fallut deux heures pour arriver au bâtiment de Renraku.

Sally appela Dodger pour lui signaler qu’ils étaient en position.

— Vous êtes en retard…, constata l’elfe.

— Tu es prêt pour la phase suivante ?

— Bien entendu, noble dame ! Tous les points de contrôle « savent » qu’ils vont voir passer une équipe de techniciens. Des cartes d’accès temporaires vous attendent au niveau alpha. Débrouillez-vous pour les récupérer. Manque de chance, je n’ai pas les codes pour les activer… Leur système de sécurité est très bon. J’ai rarement vu plus raffiné.

— Garde ton admiration pour plus tard, l’elfe ! coupa Fantôme. Ces codes, il nous les faut…

— Ne t’énerve pas, grand chef… Il y a peut-être une solution. Si messire Corpo veut bien m’indiquer son code, je le copierai sur toutes les cartes.

Ça va faire quatre fois le même entrant…

Aucun problème. Ils croiront à un bogue, et je m’arrangerai pour qu’ils en trouvent un…

Les trois runners regardèrent Sam.

Si Renraku a désactivé mon code après ma disparition, on court au désastre…

— Dodger ?

— Oui, messire Corpo ?

— Si je saisis mon code, tu pourras le lire, ou seulement le copier ?

— Pour qui tu me prends ? Je suis Dodger, le sorcier de la Matrice. Quand une donnée me tombe entre les pattes, j’en fais ce que je veux…

Je me suis vraiment fourré dans de sale draps… S’il est aussi bon qu’il le prétend…

— Tu ne vas pas garder une copie pour votre prochain raid ?

— Tu me vexes, messire Corpo. Bien sûr que non ! Aucun code ne résiste à un decker de ma classe. Il suffit que j’aie le temps… Ça n’était pas le cas aujourd’hui.

Cause toujours ! Je parie ma chemise que tu ne saurais pas te resservir de mon code ! Un point pour moi, mon vieux…

— Dodger, je tape mon code sur le panneau d’accès…

— Compris.

Sam se tourna vers Sally :

— On va entrer, mais on n’ira pas loin. Toi et moi, nous pouvons faire illusion, mais Fantôme et Kham ne passeront jamais pour des techniciens de la Corpo.

— Renraku n’engage pas d’Indiens et de métahumains ? demanda l’ork, écœuré.

— Pas quand c’est évitable…

— Ne te frappe pas, Visage Pâle ! Sally va prendre les choses en main…

— Un sort de métamorphose. Les gardes verront ce qu’ils s’attendent à voir…

— Si tu es capable de ça, pourquoi ne sommes-nous pas passés par la porte principale ?

— C’est une question de durée, et d’intensité. Tais-toi et laisse-moi me concentrer.

Elle ferma les yeux et posa la main gauche sur la garde de son épée. De la droite, elle commença à dessiner des arabesques.

Sam vit – ou crut voir – des étincelles bleutées dans les airs.

La magie… Fantôme avait l’air nerveux. Kham regardait la sorcière avec des yeux ronds comme des billes. Il flanqua un coup de coude dans les côtes de Sam.

— J’adore quand elle fait ça…

Parmi les métahumains, les orks ne tenaient pas le haut du pavé. Celui-ci était peut-être un peu moins bête que la moyenne. Raison de plus pour s’en méfier…

— J’ai fini, dit Sally. En route !

 

Le garde du niveau alpha leur tendit les cartes et les regarda passer d’un œil bovin. Il ne broncha pas quand Kham lui fit un pied-de-nez.

Lorsqu’ils furent dans un ascenseur, à l’abri des oreilles indiscrètes, Sam chuchota à l’oreille de Sally :

— Les bouffonneries de Kham auraient dû nous trahir. Pourtant, le garde n’a pas réagi.

— J’ai l’habitude de l’ork. Pour lui, j’ai forcé la dose de magie…

L’ascenseur les déposa à l’étage du Bureau de Recherches Informatiques.

Les gardes les laissèrent passer comme dans du beurre.

— C’est trop facile, souffla Fantôme, pointant l’Ingram Valiant.

Kham et Sally armèrent leurs pistolets-mitrailleurs. Ils semblaient faire une confiance aveugle à l’Indien.

— Toi aussi, Visage Pâle ! dit Fantôme à Verner, qui n’avait pas fait un geste vers son arme.

A contrecœur, Sam dégaina l’Ares Viper.

— Dépêchons-nous, souffla Sally. Prenez vos bidons de neutralisateur et videz-les un peu partout. Nous ignorons où ils ont utilisé les vaporisateurs. Il faut tout désinfecter…

Alors que la sorcière et Sam s’occupaient d’un grand bureau, un garde en uniforme rouge apparut. Comme il marchait nonchalamment, Sam ne s’inquiéta pas. Avec Sally à son côté, il ne risquait pas d’être trahi par le sortilège…

Peut-être inspiré par les âneries de l’ork, Verner salua l’homme de son bras armé. Le garde se figea, les yeux écarquillés.

— Attention, madame ! Un intrus armé !

— Ne… tirez… pas…, bredouilla Sam.

Le garde dégaina et le mit en joue.

Verner appuya sur la détente du Viper. Une rafale de fléchettes en plastique jaillit du canon de l’arme. Touché à la poitrine, le garde s’écroula.

Sam lâcha le pistolet.

Fantôme et Kham déboulèrent dans la pièce.

— C’était quoi ? demanda l’ork.

— Il devait y avoir une faille dans mon sortilège, expliqua Sally.

— Je crois qu’il a vu l’arme…, dit Sam.

— Il aurait dû la prendre pour un outil ! pesta Sally. C’est peut-être parce que tu n’as pas l’habitude d’être armé… Je n’ai pas pensé que…

— Ce qui est fait est fait, Sally ! coupa Fantôme.

— Je l’ai descendu…, gémit Sam.

— T’inquiète pas, répliqua l’ork. La Corpo ne saura jamais qui a fait le coup.

Mais il est mort…

— Pas encore, dit Fantôme. Mais ça ne tardera pas, sans soins. S’il en reçoit avant notre départ, c’est nous qui mourrons.

— Finissons et tirons-nous d’ici, dit Sally.

Ils se remirent au travail, laissant Sam avec sa victime.

Ce jeune homme n’était pas un baroudeur des rues, ni un Samouraï Rouge préparé aux dures réalités de la vie C’était un brave garçon qui faisait son boulot, rien de plus.

Il a même essayé de protéger Sally. Quelle ironie !

Verner se demanda pourquoi il avait accepté de prendre une arme.

L a réponse est simple : je n’imaginais pas avoir à m’en servir !

Il s’était trompé ; le résultat gisait à ses pieds…

Je voulais sauver des vies, et j’en ai détruit une…

Beaucoup plus tard, Sam prit conscience que Fantôme lui parlait. Il s’aperçut qu’il n’était plus dans le Bureau de Recherches Informatiques. Ses compagnons l’avaient traîné jusqu’au dock 1.

— Ecoute-moi, Visage Pâle ! Dodger a déclenché l’alarme, pour le garde blessé. Tu es satisfait ?

— Satisfait… (La voix de Sam était lointaine, comme si quelqu’un d’autre parlait à sa place.) Je dois savoir s’il va s’en sortir…

— Il était plutôt mal barré…

— Continuez… Je vais y retourner. Vous avez fait votre… devoir…, et vous n’avez plus besoin de moi. Filez !

— Pour que tu émeutes la troupe ? grogna Kham.

— Ameutes…, corrigea Sally.

— Je ne dirai rien, promit Sam.

L’ork pointa sa HK227 sur le ventre de Verner.

— Exact. Parce que tu viens avec nous !

Sam regarda Sally et Fantôme, mais ils ne lui offrirent aucun soutien. L’Indien le délesta du Viper, revenu dans son holster par on ne sait quel miracle.

Résigné, Verner se laissa pousser vers les motos …

 

Alors qu’ils fonçaient sur Western Avenue, Sam entendit le son d’une sirène au-dessus de sa tête. Levant la tête, il aperçut un hélico DocWagon en route pour l’Arcologie.

Arriverait-il à temps ?

Sam était de nouveau assis derrière Kham, sur la grosse Scorpion.

Bon sang, ma tête ne fonctionne plus… J’ai des trous…

La moto était immobile.

— C’est là que tu descends, Verner, dit l’ork.

Sam obéit, docile. Sally et Fantôme flanquaient la Scorpion.

— Et les autres ?

— Ils sont libres depuis une demi-heure. S’ils ont marché vite, ils atteindront bientôt l’Arcologie.

— Et toi, Verner ? demanda Sally. Tu vas retourner vers Renraku ?

— Bien sûr. Je travaille pour la Corporation.

— Ce n’est peut-être pas une si bonne idée…

— J’ai confiance. Ils comprendront.

— Ou ils t’offriront un beau cercueil ! cria l’ork.

Il démarra dans un nuage de fumée.

— Bonne chance ! lança Sally et elle suivit Kham.

— Tu es un homme loyal, Visage Pâle, dit Fantôme. J’espère que tes chefs le méritent. (Il tendit le Viper à Sam.) Ça pourrait t’être utile sur le chemin du retour. Mais jette-le dans un broyeur d’ordures avant de rencontrer les Samouraïs Rouges…

L’Indien lança sa Rapier plein gaz… Sam s’assit sur le trottoir.

Il était seul dans la rue, à l’exception d’un chien qui fouillait les poubelles.

Toujours sonné, il posa le Viper à ses pieds et le contempla, fasciné.

Longtemps après, il s’aperçut que le chien avait délaissé les ordures. Assis à côté de l’humain, il regardait aussi le pistolet.

— Tu n’as rien de mieux à faire ?

L’animal jappa et tenta de lécher le visage de Sam.

— Je n’ai rien à manger, mon vieux…

Le chien remua la queue, heureux qu’on lui parle. Sam se leva.

— Je devrais peut-être courir les rues avec toi ? Le bâtard dressa les oreilles.

— Non. Ce n’est pas une bonne idée… Je ne suis pas fait pour ce genre de vie…

Verner prit la direction du monde civilisé. Son nouvel ami le suivit en trottinant.

— Tu viens avec moi ? D’accord ! La loyauté n’est pas une vertu facile. Mais ça ne doit pas t’effrayer… C’est ta nature.

L’homme et le chien continuèrent en silence.

La pluie commença à tomber.

Dans le caniveau gisait l’arme oubliée par Sam…