Prologue
Chicago-Berlin-Beyrouth
Sans Jesse Owens, je n’aurais jamais visité l’Amérique. Depuis des années, un ami libanais établi à Boston m’invitait à passer quelques jours chez lui, mais je ne me décidais pas, paralysé par mon mépris pour la politique américaine de George W. Bush, trop arrogante à mon goût. Le jour vint enfin où, pris de passion pour Jesse Owens, je résolus de franchir le pas. Car ce personnage représentait à mes yeux l’Amérique telle que je l’aimais : audacieuse, volontaire, libre. Pour moi, Jesse Owens n’était pas seulement l’athlète accompli qui avait brillé aux jeux Olympiques de Berlin, c’était aussi l’homme qui avait surmonté la ségrégation qui minait son pays et ridiculisé les théories de la suprématie aryenne prônées par les nazis. Au Liban, j’avais, comme lui, connu les « apartheids » et la résistance aux « ténèbres organisées » : je ne pouvais rester insensible à son combat contre le racisme et la haine.
A bord de l’avion d’Air France qui s’apprête à se poser sur le tarmac de l’aéroport O’Hare, je colle mon nez contre le hublot : Chicago a l’air d’une ville méditerranéenne, avec ses plages de sable et sa corniche en bordure du lac Michigan… Fausse impression : la « Windy city » reste la plus américaine des villes des Etats-Unis. C’est la cité du jazz et du blues, celle d’Al Capone et de la Prohibition, des gratte-ciel et des maisons de style victorien, d’Abraham Lincoln et d’Ernest Hemingway, celle de Walt Disney et d’Oprah Winfrey, des Chicago Bulls et des Chicago Cubs, celle des quartiers chics – le Loop – et des banlieues populaires – Bonzeville –, celle, enfin, de Barack Obama, le sénateur de l’Illinois devenu le premier président noir des Etats-Unis.
Je foule le sol de l’Amérique. « We shall never forget » proclame une affiche placardée dans le hall d’arrivée. Hantise du 11 Septembre. Les démons rôdent toujours : les passagers sont sommés de se déchausser, d’ôter leurs ceintures et de vider leurs poches. Spectacle dégradant : les fouilles au corps ont remplacé la quarantaine. Au poste de contrôle, un officier vérifie mon passeport. Le mot « Beyrouth » le fait sursauter. Il me dévisage attentivement, me photographie de face et de profil, prend mes empreintes digitales et me soumet à un interrogatoire :
— Que venez-vous faire aux Etats-Unis ?
J’hésite. Dois-je lui parler de mon projet ?
— Je fais des recherches sur Jesse Owens.
Il lève les sourcils, étonné.
— Jesse Owens ? Qui est Jesse Owens ?
La question me surprend d’autant plus que mon interlocuteur est métis. Comment peut-il ignorer l’existence du champion noir ?
— Un grand athlète américain, lui dis-je.
— Combien de médailles d’or a-t-il gagné aux jeux Olympiques ?
— Quatre.
— Où ça ?
— A Berlin.
— Quand ?
— En 1936.
L’officier sourit.
— Welcome to Chicago ! s’exclame-t-il en tamponnant mon passeport.
Je franchis le portique avec la satisfaction d’avoir réussi mon examen de passage aux Etats-Unis.
Dans le taxi, conduit par un Afghan qui m’affirme n’avoir jamais été inquiété à cause de ses origines, je songe au double visage de l’Amérique : puissante et fragile, ouverte et méfiante, libérale et impitoyable, adulée par la moitié de la planète et détestée par l’autre moitié qui n’en continue pas moins à écouter les chansons d’Elvis ou de Madonna, à suivre les séries américaines à la télévision, à boire du Coca-Cola ou à fumer des Marlboro.
Après une courte pause au Congress Hotel, situé non loin d’un parc où trône une statue d’Abraham Lincoln, face à deux monuments étranges représentant des Apaches à cheval, l’un faisant mine de lancer un javelot imaginaire, l’autre bandant un arc inexistant, j’emprunte, pour aller à mon rendez-vous, un taxi piloté cette fois par un Pakistanais portant la tenue traditionnelle de son pays. « Ne croyez pas les politiciens, me confie-t-il. Tout est truqué ! » Je secoue la tête. Leonard Cohen n’aurait sans doute pas désavoué ce conseil : « Everybody knows that the dices are loaded… »
Arrivé à destination, je prends l’ascenseur menant au 19e étage. Jamais je n’étais monté aussi haut, sauf peut-être en visitant la tour Eiffel. Un septuagénaire en short m’ouvre la porte et appelle sa femme. Je frissonne : Marlene Owens ressemble beaucoup à son père.
Je me présente et lui offre une bouteille de bordeaux. Elle me remercie, m’invite à m’asseoir et se met à me parler de « lui » avec fierté et pudeur. Elle me raconte comment, durant les dernières années de sa vie, après avoir accumulé les ardoises, son père s’était mis à sillonner le monde pour rencontrer les jeunes, comment il jouait au golf contre son fidèle rival, Ralph Metcalfe, qu’il battait toujours comme au bon vieux temps, comment il était mort d’un cancer de la gorge parce qu’il fumait trop, lui, le sportif modèle.
Une heure passe. N’y tenant plus, le mari ouvre la bouteille de vin. Nous levons notre verre à la mémoire de Jesse Owens.
Le lendemain matin, je prends l’avion pour Columbus et me rends en taxi jusqu’à l’université de l’Ohio, située hors du centre-ville. Dans le bâtiment réservé aux archives, je me plonge dans les photos et les papiers personnels de Jesse Owens, légués à l’institution par sa femme. Le champion m’apparaît alors moins mythique, plus humain : le journal intime qu’il tenait pendant son séjour à Berlin est rédigé d’une écriture enfantine ; il révèle toute la simplicité du personnage.
Pour clore mon voyage, je m’envole pour l’Alabama. Le matin, je me rends au Birmingham Civil Rights Institute, dédié au combat des Noirs contre la ségrégation. Belle leçon d’histoire et d’humilité. J’y vois la porte de la cellule où Martin Luther King écrivit, le 12 avril 1963, sa fameuse Lettre de Birmingham ; le bus des « Freedom riders » qui était censé forcer les barrages de la haine et fut saccagé par des Blancs en colère ; la photo de Rosa Parks, emprisonnée pour avoir refusé de céder sa place à un Blanc dans un bus de Montgomery ; des images de la fameuse marche sur Washington en mai 1963 ; et des pancartes, insoutenables, portant l’inscription « Colored » ou bien « For white customers only », qui, toutes proportions gardées, rappellent tristement les slogans antijuifs peints en Allemagne par les nazis sur les vitrines de certains commerces. A la sortie, je ne peux m’empêcher d’avouer au gardien : « I’m ashamed to be white. » J’ai honte, oui, honte d’être blanc.
L’après-midi, je prends la route pour Oakville, la ville natale de Jesse Owens. Le chauffeur de taxi s’appelle Michael. Il est si obèse qu’il monte de biais dans sa voiture et recule à fond son siège pour éviter que son ventre ne bloque le volant. Il est drôle, serviable, mais s’exprime avec un accent très prononcé.
— Un mémorial Jesse Owens à Oakville ? s’étonne-t-il. Je fais ce métier depuis dix ans, personne ne m’a jamais demandé d’y aller.
— Eh bien, je vous le demande.
— Il y a toujours une première fois ! s’esclaffe-t-il en démarrant.
Oakville est un trou perdu au milieu de nulle part. On y accède par des chemins mal goudronnés qui serpentent à travers des prairies verdoyantes parsemées de maisons de bois aussi petites que des camping-cars. Le mémorial consacré à Jesse Owens comprend trois espaces : le musée où sont exposés objets personnels et photos ; une reconstitution de la maison familiale des Owens à l’époque où le père, Henry, travaillait encore dans la plantation de coton, et une piste de saut en longueur flanquée d’une balise qui indique au visiteur incrédule la distance franchie par le champion lorsqu’il pulvérisa le record du monde de cette discipline. Au milieu du parc, une statue en bronze, représentant Jesse Owens en action derrière cinq anneaux géants enchevêtrés, comme si le destin de l’athlète était intimement lié aux jeux Olympiques ; comme si, pour lui, le temps s’était arrêté en 1936.
Quinze jours plus tard, je prends l’avion pour Berlin. Autrefois synonyme d’exclusion, la ville est devenue, depuis la chute du Mur il y a vingt ans, symbole de convivialité. Instinctivement, la fameuse formule du président Kennedy me revient à l’esprit : « Ich bin ein Berliner. » Berlin et Beyrouth ont connu le même destin : divisées en deux, séparées par une ligne de démarcation, puis réunifiées, elles n’ont pas encore pansé toutes leurs plaies, mais vivent, orgueilleuses et libres, dans l’insouciance. Berlin est à l’Occident ce que Beyrouth est à l’Orient : un carrefour, un laboratoire.
Je passe ma première soirée au Quasimodo, un club de jazz à l’angle de la Kantstrasse, dont l’enseigne représente un trompettiste coiffé d’un chapeau mou. Est-ce ici que se produisait autrefois Oskar Widmer ? Je n’en suis pas certain, mais l’ambiance doit être la même. Je commande une bière et assiste à un concert organisé par le Jazz Institute of Berlin dans le cadre du festival « Black History Month in Berlin ». La voix de Jocelyn B. Smith me transporte.
Le lendemain, je me rends en pèlerinage à l’Olympiastadion, rénové à l’occasion de la Coupe du monde de football 2006. « 100 m LAUF OWENS USA ». Sur une stèle, gravé dans la pierre, le nom de Jesse Owens – qui a été donné à une rue, située près du stade. Je ferme les yeux et me représente Adolf Hitler ouvrant les Jeux de Berlin et les cent mille spectateurs qui acclament leur Führer. Je ne peux m’empêcher de songer à tous ces partis totalitaires ou extrémistes qui, de nos jours encore, à l’image des nazis, terrorisent leurs opposants, brident les libertés et manipulent les foules pour réaliser leurs sombres desseins. Je m’imagine Jesse Owens prenant le départ du 100 mètres. Pour démontrer au monde entier, en 10 secondes 3/10, qu’un Noir vaut bien un Blanc et peut le dépasser. Soixante-douze ans avant un certain Barack Obama.