Où l’on voit Carl Diem
embobiner le baron de Coubertin
Il pleuvait à verse sur Genève. Carl Diem s’arrêta devant le 12, clos Belmont et poussa la porte de la pension Melrose. La réceptionniste, une jeune femme blonde, lisait distraitement le journal du matin.
— Je désire voir le baron Pierre de Coubertin, articula-t-il en français.
— Qui dois-je annoncer ?
— Carl Diem, répondit-il en se découvrant. Je suis le secrétaire général du Comité d’organisation des Jeux de Berlin et je viens spécialement d’Allemagne pour le rencontrer.
— Veuillez me suivre jusqu’au salon, minauda la réceptionniste en quittant son siège. Je vais prévenir M. le baron.
Dix minutes plus tard, Pierre de Coubertin fit son apparition, pâle comme un mort. Il avait une tête d’oiseau et les traits fins d’un aristocrate ; une moustache blanche lui barrait le visage, si épaisse qu’elle lui masquait les lèvres et les dents. Il paraissait très las ; ses yeux, autrefois vifs et malicieux, avaient perdu tout leur éclat. Il était vêtu d’une redingote râpée et d’une chemise au col élimé, preuves de l’état d’indigence dans lequel il se trouvait après les déboires financiers qu’il avait subis et son départ, en 1925, du Comité international olympique qu’il avait lui-même fondé et auquel il avait consacré sa vie. Il ressemblait à un roi déchu vivant dans le souvenir de sa gloire passée, ou à un magistrat à la retraite, dépourvu de pouvoir et oublié de tous. Mais il y avait dans son attitude, malgré l’âge et les revers du destin, quelque chose de noble et d’orgueilleux à la fois, perceptible dans sa démarche altière, la délicatesse de ses manières, ses mains impeccablement entretenues, son français châtié et un peu désuet.
— Monsieur Diem, quel bon vent vous amène ? commença-t-il de sa voix fluette.
— Mon cher et vénéré baron ! fit l’autre en le serrant dans ses bras avec une fausse ardeur.
Ils se donnèrent l’accolade et s’assirent à la terrasse de la pension autour d’une table ronde où était posée une assiette de biscuits.
— Comment vous sentez-vous ? demanda l’Allemand.
— Ce n’est pas de vieillesse que je souffre, répondit Pierre de Coubertin, c’est de me sentir inactif, ce sentiment d’avoir fait mon temps.
— Ne dites pas cela. Votre nom est auréolé de gloire, monsieur le baron. Vous êtes toujours un homme écouté, aussi bien en ce qui concerne les questions sportives que les questions éducatives.
— Mais les temps sont difficiles, croyez-moi. Je suis accablé par les maladies de mes enfants et je n’ai plus le sou : la propriété de ma belle-famille en Alsace a été détruite pendant la Grande Guerre, j’ai été victime de mauvais placements financiers… Depuis ma mise à l’écart du CIO, j’ai essayé d’obtenir un poste de conseiller technique au Bureau international du travail ou une chaire à l’université de Lausanne, personne n’a voulu de moi ; j’ai procédé à la vente de mes meubles et des toiles de ma collection, mais je n’ai pas pu obtenir le montant que j’espérais. Je vis un véritable supplice…
— Nous autres, en Allemagne, nous ne vous oublions pas, monsieur le baron.
— J’ai toujours considéré l’Allemagne comme le plus sûr appui du néo-olympisme. La décadence française en fait d’olympisme a été pour moi une douleur immense. Quand j’ai eu soixante-dix ans, j’ai reçu de précieux témoignages d’estime et d’amitié de tous les coins du monde. Seule la France m’a oublié.
— En guise d’hommage à votre carrière exceptionnelle, le Führer a décidé de vous ériger une statue en bronze à l’entrée du stade de Berlin et de vous verser une pension de dix mille marks, dont la moitié immédiatement.
Carl Diem sortit aussitôt de la poche de son imperméable une grosse enveloppe qu’il tendit à son interlocuteur. A la fois ému et surpris, Pierre de Coubertin hésita. Fallait-il accepter ?
— Le Führer est trop généreux. Que diront les gens s’ils apprennent que j’ai accepté ce don ?
— Nul n’en saura jamais rien.
Le baron réfléchit un instant, puis, prenant l’enveloppe, déclara d’une voix assurée :
— Ce geste me touche profondément. Comment pourrais-je vous être utile ?
— Nous avons besoin de votre caution morale à l’heure où des voix s’élèvent pour appeler au boycott des Jeux de Berlin. Dans ce contexte, nous souhaiterions que vous adressiez un message radiodiffusé à l’Allemagne sur le thème de l’olympisme moderne et un autre aux athlètes qui vont se relayer pour transporter la flamme d’Olympie jusqu’à Berlin. J’ai moi-même eu cette idée qui devrait devenir une tradition.
— J’y consens, dit le vieil homme en souriant. Ce seront là mes derniers discours.
— Serez-vous présent à la cérémonie d’ouverture ?
— Je crains que ma santé ne me le permette pas. J’étais déjà absent en 1928 à Amsterdam et, en 1932, à Los Angeles…
Carl Diem ne s’avoua pas vaincu. Il lui fallait convaincre le baron de participer, d’une façon ou d’une autre, à la grande fête qui allait être organisée à la gloire du IIIe Reich. Il revint à la charge :
— D’après M. Lewald, votre candidature pour le prix Nobel de la paix est en bonne voie. En plus du prestige lié à cette distinction, les cent soixante mille couronnes suédoises attribuées au lauréat vous seront bien utiles.
— En effet, soupira Pierre de Coubertin. Mais, à ma connaissance, d’autres noms circulent…
L’Allemand balaya l’air du revers de la main.
— Ne vous en faites pas. Vous serez notre unique candidat !
— L’amitié de l’Allemagne m’honore.
— Pour en revenir à la cérémonie d’ouverture, ne pourriez-vous pas au moins enregistrer votre discours ? Nous le diffuserions avant le début du défilé.
— Cela me convient parfaitement.
Carl Diem sourit. Certes, son interocuteur n’était pas vénal, mais il se trouvait dans une telle indigence qu’il était prêt à tout accepter pourvu qu’on le sortît de cet état.
— Je vous remercie de votre aimable collaboration, conclut-il en se levant pour prendre congé.
— Faites part au chancelier Hitler de mon admiration la plus sincère. Il est en train de devenir le chef de la nouvelle Europe et, bientôt peut-être, le chef du nouveau monde qui se lève.
— Je n’y manquerai pas !
Carl Diem s’emmitoufla dans son imperméable noir et sortit. Le baron Pierre de Coubertin le regarda s’éloigner sous la pluie en palpant avec soulagement l’enveloppe qui gonflait sa redingote.