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Où l’on voit Jesse Owens ronger son frein

Assis sur la terrasse de sa maison, Jesse Owens regardait Ruth dorloter Marlene. La petite était adorable avec ses grands yeux étonnés et sa bouche en forme de coeur. Depuis son retour de Berlin, le héros rongeait son frein. Boudé par les autorités sportives de son pays qui avaient décerné la médaille du meilleur athlète de l’année 1936 à Glenn Morris, il n’arrivait pas à se faire à l’idée qu’il ne courrait plus jamais. A vingt-quatre ans, il éprouvait déjà le sentiment d’avoir la vie derrière lui. Chaque matin, pour se maintenir en forme, il s’entraînait pendant une heure ou deux et, chaque soir, avant de s’endormir, il revivait les moments magiques qu’il avait vécus aux jeux Olympiques. Pour se changer les idées, il avait certes essayé de poursuivre ses études à l’université à l’instar de David Albritton – son éternel ami, devenu le parrain de ses trois filles Gloria, Marlene et Beverly – qui avait fini par décrocher son diplôme d’éducation physique, mais il s’était rendu à l’évidence : il était né pour courir, pas pour étudier.

— Je me demande si je n’ai pas commis une grave erreur en tournant le dos à l’AAU, soupira-t-il en allumant une cigarette.

— Tu veux rire ! Tu aurais crevé de faim si tu avais continué à courir pour eux…

— Ma situation n’est pas meilleure aujourd’hui, tu le sais bien. J’arrive à peine à joindre les deux bouts. Quant à la voiture promise à Riley, je n’ai pu en payer que le premier versement !

— C’est le geste qui compte, rien ne t’y obligeait, répliqua Ruth, mécontente de cet excès de générosité qui constituait le défaut majeur de son époux.

— Toutes les offres qu’on m’a faites n’étaient que châteaux en Espagne… Rien de concret, du vent !

— Tout ce qui brille n’est pas or, martela-t-elle d’un ton amer.

— Ce qui me scandalise surtout, c’est que mon statut de champion olympique ne m’a pas permis de m’imposer auprès des Blancs. On me considère toujours comme un Nègre, on me refuse tous les postes auxquels je postule, et le président des Etats-Unis n’a même pas daigné me féliciter… De l’Allemagne nazie, je suis revenu à l’Amérique raciste !

— Notre pays a toujours été plein de contradictions, renchérit Ruth. Ils t’acclament à Berlin, mais te snobent à Chicago, ils appellent les Noirs à la rescousse, mais quand les Noirs ont rempli leur mission, on les oublie !

— Il faut dire que je gère mal ma carrière, admit Jesse. J’ai soutenu le gouverneur républicain Alf Landon, mais il s’est fait battre à plate couture par Roosevelt à la présidence et je me suis mis à dos tous les démocrates !

— Le sport et la politique n’ont jamais fait bon ménage, mon pauvre ami. A Berlin, tu aurais dû apprendre la leçon… Mais faisons contre mauvaise fortune bon coeur : cette campagne t’aura au moins permis de découvrir tes talents d’orateur !

— C’est vrai, fit-il en souriant. J’aime bien parler en public. Je devrais donner des conférences, rencontrer les étudiants pour leur parler de mon expérience…

— C’est le rôle de ton agent ! Il devrait t’organiser des rencontres dans les universités au lieu de se croiser les bras…

Le téléphone sonna. Ruth abandonna son bébé un instant dans les bras de son mari pour aller décrocher le combiné.

— Quand on parle du loup… C’est justement Marty Forkins, ton agent ! Il appelle de New York pour t’informer qu’il t’a arrangé une course contre Julio Mc Caw.

— Julio Mc Caw ?

Jesse fronça les sourcils. Il ne connaissait aucun athlète portant ce nom. Il rendit Marlene à sa mère et se leva pour prendre la communication. Au bout d’un quart d’heure, il revint sur ses pas.

— Alors ? lui demanda Ruth, enthousiaste. Tu as accepté ? Est-ce bien payé ?

Son mari demeura un moment pensif. Puis, se décidant, il répondit d’un air affligé :

— Ils veulent me faire courir contre un cheval, c’est ridicule !

— Mais Julio Mc Caw ? protesta Ruth, outrée. Il a parlé d’un certain Julio Mc Caw, je ne suis pas sourde !

Jesse poussa un soupir de lassitude.

— C’est le nom du cheval.