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Où l’on voit Leni Riefenstahl  se faire tripoter en regardant Madame Butterfly

Leni Riefenstahl sortit du taxi et gravit à la hâte les marches de l’Opéra municipal de Berlin. Selon son habitude, elle était en retard. La veille, elle avait reçu une invitation personnelle de Joseph Goebbels à assister à une représentation de Madame Butterfly, de Puccini. Bien qu’elle détestât le ministre de la Propagande qui, en sa qualité de patron du cinéma allemand, contrariait tous ses projets, et qu’elle fût encore mal remise de sa fracture au bras droit due à un accident de ski, elle l’avait acceptée : on ne refusait rien au Dr Goebbels. Pourtant, elle s’était longuement interrogée sur les raisons de cette invitation. Avait-il été impressionné par son documentaire sur le congrès du Parti national-socialiste, Triomphe de la volonté, qui avait obtenu un vif succès et décroché le Lion d’or à la Biennale de Venise ? Lors de la première publique du film, au palais de l’UFA1, le Führer en personne l’avait félicitée et lui avait offert un bouquet de lilas. Emue, épuisée par les nuits passées à monter le film, elle s’était évanouie !

— La loge du Dr Goebbels, demanda-t-elle à l’ouvreuse.

— Veuillez me suivre, Fräulein Riefenstahl.

La cinéaste sourit. Depuis que les magazines lui consacraient des articles dithyrambiques, on la reconnaissait facilement avec son corps svelte, son visage ovale, ses cheveux en désordre, ses yeux enfoncés au regard vif, et son nez aquilin qui, loin de déparer sa physionomie, lui donnait du caractère. Cette notoriété ne lui déplaisait pas : elle lui ouvrait toutes les portes et lui permettait de mieux s’imposer dans le domaine si difficile du cinéma.

Dans la loge centrale, Leni fut accueillie par Magda Goebbels, l’épouse du ministre, une femme « exemplaire » que les Allemands considéraient un peu comme la « première dame du Reich ».

— Leni ! Nous vous attendions ! s’exclama le Dr Goebbels en l’invitant à s’asseoir à sa droite. Puis-je vous présenter signore Cerutti, ambassadeur d’Italie, et mon aide de camp, le prince de Schaumburg-Lippe ?

Elle salua les deux hommes et s’installa à la place qui lui était réservée, tandis que Magda et le diplomate italien s’asseyaient derrière. C’est à ce moment précis qu’une horde de photographes fit irruption dans la loge. Les flashes crépitèrent de toutes parts. « Quel est le but de cette mise en scène ? » se demanda Leni. Indisposé par les rumeurs qui faisaient état de graves dissensions l’opposant à la cinéaste, le ministre espérait sans doute, en faisant prendre ces photos et en les diffusant, montrer à l’opinion publique qu’il n’en était rien. Fallait-il jouer le jeu ou partir ? Elle choisit de rester. Après tout, Goebbels lui était nécessaire pour la suite de ses projets, et lui-même avait besoin d’elle pour soigner son image auprès du Führer dont elle était la protégée : chacun y trouvait son compte.

— Réjouissez-vous : demain, votre photo sera dans tous les journaux ! glissa-t-il à Leni.

Elle grimaça. Tout, dans ce personnage, provoquait sa répulsion : son haleine, sa petite taille, son pied bot – dont il tirait profit pour faire croire qu’il avait été blessé à la guerre –, ses cheveux huileux ramenés en arrière, sa peau grêlée, son nez proéminent, les fossettes profondes qui lui déformaient le visage chaque fois qu’il souriait, ses dents abîmées, son regard impitoyable accentué par le froncement permanent de ses sourcils… L’homme n’avait rien du séducteur qu’il prétendait être. Leni plaignait Magda. Comment pouvait-elle le supporter ? Et comment pouvait-elle fermer les yeux sur les frasques de cet individu qui profitait de sa position pour attirer dans son lit toutes les starlettes d’Allemagne, d’Autriche et de Tchécoslovaquie ?

Le noir se fit tout d’un coup. La représentation commença. En voyant la scène s’illuminer, Leni songea avec nostalgie à ses débuts de danseuse. Happée par le cinéma, elle avait mis sa carrière en sourdine – encore qu’elle ne manquât aucune occasion de danser devant les caméras. Dans le film La Montagne sacrée, elle avait exécuté une danse rituelle sur la plage, baptisée « La Danse de la mer », qui avait séduit le Führer. Lorsqu’elle lui avait écrit, le 18 mai 1932, pour lui faire part de son admiration, Hitler l’avait invitée à le rencontrer au bord de la mer, près de Wilhelmshaven. Malgré les conseils d’un ami qui lui répétait : « Cet homme est un génie, mais il est dangereux », elle s’y était rendue. Sensible au charme viril qu’elle dégageait, Hitler lui avait alors avoué qu’il appréciait sa manière de danser et qu’il avait vu tous ses films. « Lorsque nous serons au pouvoir, il faudra que vous travailliez pour moi », avait-il déclaré en lui serrant les mains. Trois ans plus tard, il avait tenu sa promesse en lui confiant la réalisation de Triomphe de la volonté !

Tout à ses souvenirs, Leni sursauta quand elle sentit une main lui presser les genoux et se déplacer vers le haut de ses cuisses. Elle se mordit les lèvres : profitant de l’obscurité, Goebbels la tripotait ! Brutalement, elle repoussa les doigts du ministre et, se tournant vers lui, le foudroya du regard. Imperturbable, il retira sa main.

A l’entracte, Leni se demanda s’il fallait rester ou partir au risque de provoquer un scandale. Elle préféra rester. Fuyant le Dr Goebbels, elle engagea la conversation avec sa femme :

— J’attends encore un enfant, lui annonça Magda d’un air radieux.

— Combien en avez-vous déjà ?

— Cinq, dont un de mon mariage précédent.

— Je vous trouve bien en forme, quel est donc votre secret ?

Mme Goebbels haussa les épaules.

— Si vous saviez les efforts que je fais, en toilettes et en maquillage, pour être à la hauteur de toutes ces starlettes qui assiègent mon mari. C’est insensé ! On dirait que le pouvoir les attire comme la lumière les papillons !

Leni Riefenstahl hocha la tête. Elle ne parvenait pas à déterminer si Magda Goebbels était sotte au point de ne rien voir des trahisons de son mari, ou si elle feignait l’ignorance pour préserver son mariage et ne pas perdre son statut de « première dame du IIIe Reich ». Au fond, se dit-elle, Magda ne valait pas mieux que les « starlettes » qu’elle critiquait : par amour du pouvoir, elle était prête à tout !

1- Universal-Film AG.