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Où l’on fait une incursion  dans une salle de massage

Claire Lagarde pénétra dans le cottage de l’équipe des Etats-Unis au village olympique de Dallgow-Döberitz et aborda un jeune homme en uniforme qui se trouvait à l’entrée.

— Sauriez-vous m’indiquer où se trouve Jesse Owens ? lui demanda-t-elle en montrant sa carte d’accréditation.

— A la salle de massage, répondit-il en lui indiquant le chemin.

La journaliste suivit un long couloir et déboucha dans une salle qui fleurait l’huile et l’onguent. Deux athlètes noirs se trouvaient là, nus, allongés sur des lits pliants, un troisième attendait son tour en feuilletant machinalement la gazette des Jeux.

— Hey ! L’endroit est réservé aux hommes ! protesta un soigneur en lui barrant la route.

— Je suis une journaliste de L’Auto, répliqua-t-elle. J’ai obtenu l’autorisation d’interviewer ces messieurs.

— Vous ne pourriez pas attendre la fin de la séance ?

— Laisse-la faire son boulot, Jack ! intervint Jesse Owens. Où est le mal ? Pendant que vous nous massez, nous pouvons très bien répondre aux questions de madame !

Torse nu, une serviette blanche autour de la taille, il s’approcha de Claire.

— Jesse Owens, pour vous servir. Et lui, c’est Jack Urbu, notre masseur.

— Enchantée ! Vous avez sans doute constaté que la presse allemande de ce jour est très élogieuse à votre égard ! fit-elle en désignant du menton la gazette qu’il avait à la main.

— En effet, répondit-il. Ils me surnomment « La Flèche noire » ! Mais je ne suis pas sûr que leurs dirigeants soient aussi laudatifs !

Claire dévisagea son interlocuteur. C’était la première fois qu’elle le voyait d’aussi près. Il avait les yeux rieurs, un large front bombé et les cheveux coupés court. Ses traits étaient beaux, malgré ses oreilles légèrement décollées et ses dents en avant. Son corps était superbe : larges épaules, jambes bien galbées, mollets et bras musclés.

— Vous attendiez-vous à gagner le 100 mètres ?

— Je croyais avoir déjà atteint mes limites. Mais en foulant le sol de Berlin, j’ai eu le sentiment que je pouvais courir encore plus vite !

— Comment vous sentez-vous avant l’épreuve de saut en longueur ?

— En forme, répondit-il en haussant les épaules. Mon entraîneur Larry Snyder craint toujours que je ne me blesse en sautant : il m’a recommandé la plus grande prudence pour ne pas compromettre mes chances dans l’épreuve du 200 mètres. Mais moi, j’aime tellement le saut que je ne suis pas sûr de vouloir lui obéir !

— La dernière fois que vous avez battu un record du monde, vous souffriez du dos, m’a-t-on dit. C’est à croire qu’il n’y a pas plus dangereux qu’un Jesse Owens blessé !

— Vous ne vous trompez pas : mes chaussures à pointes, achetées ici à Berlin, se sont révélées trop étroites ; elles me serraient si fort que j’ai couru du plus vite que je pouvais pour les ôter rapidement !

Claire éclata de rire.

— Vous êtes marié, n’est-ce pas ?

— Oui, je viens d’entendre ma femme à la radio. Elle est si fière de ma victoire !

La Française le remercia et alla interroger son rival, Ralph Metcalfe, alias « L’Express du Michigan », qui s’était abandonné aux mains expertes de Harry Morriss, le deuxième masseur de l’équipe. Avec ses cheveux gominés et sa petite moustache, Ralph ressemblait un peu à Douglas Fairbanks. Mais sa carrure imposante et son nez proéminent le rendaient bien moins séduisant que le « roi de Hollywood ».

— N’êtes-vous pas déçu de votre deuxième place ? lui demanda-t-elle d’emblée.

— Mon problème, c’est que je suis plus lourd que Jesse. Quand la piste est détrempée, je suis pénalisé. Et puis, vous savez, je suis arrivé à l’âge limite pour un coureur de vitesse : à vingt-six ans, j’en suis à ma douzième année d’athlétisme. Jesse a tout l’avenir devant lui !

— Pensez-vous qu’il puisse faire mieux encore ?

Il se redressa sur les coudes et martela d’un ton ferme :

— C’est à mon avis le meilleur champion que le sprint mondial ait connu. Vous verrez, il ira de record en record !

— Et vous, que comptez-vous faire après les Jeux ?

— Je viens de terminer mes études à l’université de Marquette, dans le Wisconsin. J’aimerais devenir coach d’athlétisme. Comme Larry Snyder.

Claire le remercia et se dirigea vers le troisième athlète : John Woodruff, un surprenant colosse d’1,89 mètre. Slim – c’était son surnom – avait les cheveux crépus, la figure maussade, des traits sans finesse, mais il dégageait une impression de puissance extraordinaire. Il répondit volontiers aux questions de la Française et l’informa qu’il étudiait à l’université de Pittsburgh, en Pennsylvanie, et qu’il se sentait en forme pour remporter l’épreuve du 800 mètres.

Après les trois compères, Claire interrogea Jack Urbu.

— Comment se passent les relations entre Noirs et Blancs au sein de l’équipe ?

— No problem ! Mais pendant les repas, ils font bande à part. Seuls Jesse Owens et Lu Walle mangent à la table des Blancs…

— Que pensez-vous de leur participation aux Jeux ?

— Il est vrai que les Blancs et les Noirs ne vivent pas en parfaite intelligence chez nous. Mais quand il s’agit de sport, nous n’hésitons pas à faire appel aux Noirs pour rehausser le prestige des Etats-Unis…

C’était la réponse que Claire attendait. Elle contre-attaqua :

— Justement. Trouvez-vous normal de les traiter comme des mercenaires ?

Jack esquissa un sourire gêné.

— Détrompez-vous, madame. Les Noirs sont aussi fiers que nous, sinon plus, de représenter leur pays. Ils sont, pour ainsi dire, notre cavalerie. A l’heure du danger, nous faisons appel à eux et ils répondent à notre appel !

L’image plut à Claire, encore que la nuance entre mercenaires et cavalerie ne lui parût pas très probante. Elle prit congé et, de retour chez sa mère, rédigea sans tarder son article. Dès qu’elle l’eut achevé, elle s’interrogea : quel titre lui donner ? Elle n’hésita pas longtemps : « La cavalerie noire » !