27

Où l’on voit Leni inspecter le stade

Vêtue d’un pantalon évasé et d’un chemisier de soie, Leni promena son regard sur le Reichssportfeld de Berlin. Le stade était vide, les tribunes désertes. La cinéaste se frotta les mains. Elle avait tout prévu pour réussir son projet : elle avait soigneusement choisi les équipements – des Bell & Howell et des Sinclair à deux vitesses capables de bien capter les mouvements des sportifs –, fixé l’emplacement des caméras, sélectionné les objectifs et les filtres, et stocké différentes sortes de pellicules pour ne pas être prise de court. Elle avait également réuni les cadreurs de son précédent film, Le Jour de la liberté – dont Guzzi et Otto Lantschner, Hans Ertl et Walter Frentz –, et les avait même encouragés à travailler sur le film des Jeux d’hiver de Garmisch-Partenkirchen, organisés en février, histoire de s’entraîner, un peu comme les athlètes, à mieux filmer le monde du sport qui ne leur était pas familier. De son passage à Garmisch, elle gardait un souvenir ému : elle avait été repérée par Time Magazine qui lui avait consacré sa couverture ; elle y était apparue en maillot de bain sur des skis avec cette légende éloquente : « Hitler’s Leni Riefenstahl ». Avant de devenir réalisatrice, n’avait-elle pas été une très bonne actrice ?

— Devons-nous aussi filmer les séances d’entraînement et les sélections ? lui demanda Willy Zielke.

— Bien sûr. Tout peut nous être utile, il ne faut rien laisser au hasard. Je compte insérer des plans de coupe dans les séquences tournées en compétition pour montrer, par exemple, les muscles tendus et les grimaces d’effort des athlètes. Je voudrais que ces jeux Olympiques soient plus dramatiques que tout ce qu’on a vu jusque-là comme images de sport !

Elle marqua une pause, puis ajouta :

— Si les prises ne sont pas bonnes ou si l’éclairage est mauvais, je demanderai aux vainqueurs de reproduire leurs exploits le lendemain devant mes caméras…

— Et s’ils refusent ?

— Je saurai les convaincre ! assura-t-elle en souriant.

— Et comment ferons-nous pour les vues aériennes ?

— J’ai établi les contacts nécessaires pour mettre des caméras à bord de dirigeables, d’avions légers et de ballons. On a même construit des tours d’acier démontables pour les vues plongeantes…

— Et pour le marathon ?

— On disposera des caméras automatiques matelassées de caoutchouc sur les selles des chevaux qui galoperont devant les coureurs ; on en attachera quelques-unes aux cous des coureurs, l’objectif tourné vers leurs pieds, pour bien filmer leurs mouvements. Malheureusement, le Comité de surveillance olympique m’a interdit d’utiliser la « catapulte », la caméra automatique conçue par Hans Ertl pour se déplacer à grande vitesse sur un rail devant les coureurs. « Trop dangereux ! » m’a-t-on affirmé.

Elle secoua la tête, mécontente.

— A-t-on terminé le creusement des tranchées ? demanda-t-elle au cadreur.

— Oui. Pour les plans en contre-plongée, ce sera parfait, à condition, bien entendu, qu’on ne déconcentre pas les athlètes.

— C’est inévitable, fit-elle en haussant les épaules. Toute caméra fixée dans l’espace intérieur du stade représentera forcément une gêne. Mais on ne fait pas d’omelette sans casser des oeufs !

— Ce qui me préoccupe, c’est que nous ne serons pas seuls : la télévision qui couvre aussi les Jeux en léger différé risque de nous créer des soucis, reprit Zielke en montrant du doigt les imposantes caméras iconoscopes électroniques de Telefunken, les Fernseh-Kanone, fixées autour de la piste. J’ai vu à l’oeuvre l’équipe de tournage, c’est impressionnant : les caméras filment depuis des plates-formes disposées sur des camionnettes, la pellicule passe directement à l’intérieur des fourgons, où les techniciens développent les images à la hâte tandis que les camionnettes traversent Berlin à toute allure jusqu’aux studios. Le film est ensuite projeté dans une vingtaine de salles de télévision publiques, quelques minutes seulement après le tournage…

— Je ne suis en compétition avec personne, répliqua Leni en haussant les épaules. Si le Comité de surveillance olympique, les arbitres ou Goebbels m’enquiquinent, j’irai voir directement le Führer. Ils sauront alors de quel bois je me chauffe !

Zielke hocha la tête. Il admirait cette femme. Sans être particulièrement belle, elle dégageait une force envoûtante. Sa détermination était capable de déplacer des montagnes. C’était comme si la difficulté, au lieu de la décourager, la stimulait ; comme si l’impossible, loin de la faire renoncer, l’excitait au plus haut point. Au fond, son engouement pour les Jeux était compréhensible : elle avait toujours eu le culte du beau et du corps humain. Les hommes la fascinaient : elle avait pris pour amant ce jeune athlète grec, Anatol, et les mauvaises langues lui prêtaient des aventures avec bon nombre de sportifs et de collaborateurs comme Guzzi Lantschner, Fanck, Trenker, Sokal, Schneeberger, Allgeier, Ertl, Prager, sans compter le Führer lui-même ! « Une femme émancipée, pensa Zielke en haussant les épaules. Emancipée et tenace ! »