Où l’on assiste à la revanche de Joe Louis
Le Yankee Stadium était comble en ce 22 juin 1938. Soixante-dix mille spectateurs s’y pressaient pour assister au match de la revanche opposant Joe Louis à Max Schmeling. Pour Joe, l’affaire était personnelle : « Ne m’appelez champion que lorsque j’aurai vaincu Schmeling », répétait-il aux journalistes. Bien qu’il ait été sacré champion du monde pour avoir battu James Braddock en 1937, il avait une revanche à prendre. Jesse Owens qui, pour rien au monde, n’aurait manqué ce match, gagna les vestiaires pour encourager son compatriote.
— Comment te sens-tu, champ ? lui demanda-t-il en lui donnant une tape dans le dos.
— J’ai peur, répliqua le boxeur.
— Peur, toi ?
— Oui, Jesse. J’ai peur de le tuer !
Mal rasé, les cheveux ramenés en arrière, Max Schmeling sortit des vestiaires et, escorté de policiers, se dirigea vers le ring. Il fut accueilli par des sifflets et des jets de projectiles : peaux de bananes, paquets de cigarettes, canettes de soda. Jesse Owens grimaça : il n’appréciait pas ce genre de comportement qui déshonorait le sport. Du reste, le boxeur allemand n’avait jamais épousé les thèses du nazisme et, malgré les pressions, avait refusé de se séparer de son manager juif.
Joe Louis fit son entrée sous les acclamations. Il dégageait une réelle puissance et semblait gonflé à bloc, bien déterminé à faire mordre la poussière à son adversaire. Un homme trapu en habit de soirée, le mythique ring announcer Harry Balagh, commença alors les présentations :
Weighing 193, wearing purple trunks, outstanding contender for heavyweight honors, the former heavyweight titleholder, Max… Schmeling1 !
La foule gronda. Se tournant vers Joe Louis, il annonça de sa voix de stentor :
Weighing 198 and three-quarters, wearing black trunks, the famous Detroit Brown Bomber, world’s heavyweight champion… Joe Louis 2 !
Le public applaudit. Un adolescent boutonneux, assis derrière Jesse Owens, hurla alors à pleins poumons, les mains en porte-voix :
— Massacre ce nazi, Joe, massacre-le !
Jesse hocha la tête. La haine à l’égard du nazisme s’était accrue depuis l’annexion de l’Autriche par Hitler et la reprise des persécutions contre les Juifs : des milliers d’Américains voyaient dans ce match le combat du Bien contre le Mal.
— Quel est votre pronostic ? demanda-t-il à Ernest Hemingway qui était assis à ses côtés, un carnet noir en moleskine sur les genoux.
— Joe me semble en forme, lui répondit l’écrivain. Il m’a l’air nerveux et bondissant comme un cheval de course !
Le gong retentit. Les deux boxeurs commencèrent par s’observer. Visiblement inquiet, Max Schmeling prit d’emblée ses distances, tendant le bras gauche en avant pour éloigner son adversaire. Comme une bête furieuse, Joe Louis se jeta sur lui et se mit à le rouer de coups. Déstabilisé, Max chancela et s’accrocha aux cordes. L’arbitre intervint aussitôt et sépara les deux boxeurs en sautillant. Coriace, l’Allemand revint au milieu du ring. Mal lui en prit : il encaissa deux coups terribles. Etourdi, il tomba à la renverse, roula par terre, mais, courageusement, se releva. Joe Louis ne lui accorda aucun répit : il lui assena trois nouveaux coups qui l’envoyèrent au tapis. Max s’effondra et demeura un moment à quatre pattes, complètement sonné. Voyant que l’entraîneur de l’Allemand avait jeté sa serviette sur le ring pour réclamer la fin du combat, l’arbitre la ramassa et la lança au loin pour lui signifier qu’il n’acceptait pas ce procédé, puis il se mit à compter. Incrédule, Arnos Hellmis, qui couvrait l’événement pour la radio allemande, se mit à crier : « Steh auf, Max, relève-toi ! » Mais Max ne se releva pas. Constatant que l’Allemand n’était plus en mesure de reprendre le combat, l’arbitre l’aida à se rasseoir, tandis que le ring était envahi par les soigneurs et les entraîneurs des deux camps. Harry Balagh fit alors son apparition et annonça au public que Joe Louis avait gagné. Le combat n’avait duré que cent vingt-quatre secondes, cent vingt-quatre secondes au cours desquelles Max Schmeling s’était écroulé trois fois ! Hellmis rendit l’antenne, plongeant dans la frustration des millions d’Allemands. Restée seule à Berlin, Mme Schmeling éclata en sanglots.
Fou de joie, Jesse Owens bondit hors de son siège et, avec la foule en délire, acclama le héros du jour qui, comme lui aux jeux Olympiques, avait lavé l’honneur des Noirs. En sortant du Yankee Stadium, il croisa Duke Ellington et le salua chaleureusement.
— Belle victoire, hein ? fit Jesse.
— Je n’ai rien vu, lui avoua le jazzman en riant. Au moment de m’asseoir, j’ai fait tomber mon chapeau. Le temps de le ramasser, le combat était déjà fini !
*
Quelques jours plus tard, le 4 juillet 1938, Jesse Owens retrouva Joe Louis à l’occasion d’une course de gala programmée durant la mi-temps du match opposant les Chicago American Giants aux Birmingham Black Barons. Le boxeur semblait radieux, comme s’il savourait encore la victoire historique qu’il avait remportée. Les deux hommes se donnèrent fraternellement l’accolade.
— Tu me laisseras gagner, hein ? fit Joe en clignant de l’oeil.
— On verra, répliqua, l’air mystérieux, le champion olympique en ôtant son survêtement.
Autour d’eux, la foule s’impatientait, curieuse d’assister à cette course bizarre qui opposait sur 60 yards le plus grand boxeur de tous les temps au coureur le plus rapide de l’histoire. Décontractés, les deux sportifs se chambraient, posaient pour les photographes, sans jamais se prendre au sérieux.
— Runners, on your marks ! commença le starter en brandissant un petit pistolet.
Jesse Owens et Joe Louis s’accroupirent, le sourire aux lèvres, et, dès que le coup de feu retentit, s’élancèrent. Le premier distança rapidement le second, beaucoup moins agile, mais, à quelques mètres de l’arrivée, il feignit une crampe et ralentit pour lui offrir la victoire. Le public applaudit en riant.
— Tu cours drôlement bien, champ, fit Jesse en posant une main sur l’épaule de Joe Louis.
— Yeah, murmura le boxeur qui, cassé en deux, les mains posées sur ses cuisses, ahanait comme un cheval.
— La prochaine fois, pas de quartier !
Joe Louis releva la tête, un sourire narquois aux lèvres.
— Je n’y vois pas d’inconvénient, Jesse. A condition que je puisse prendre ma revanche sur le ring !
Jesse Owens s’esclaffa :
— Si c’est pour me bouffer comme tu as bouffé Max Schmeling, non merci !