6

Où l’on voit Claire répondre aux questions  de la Gestapo et conseiller cheikh Pierre

— Claire Lagarde ?

Debout dans l’embrasure de la porte, se tenait un homme vêtu d’un imperméable noir et coiffé d’un feutre gris foncé à large bord entouré d’un ruban de soie.

— C’est moi, dit la jeune fille en nouant le cordon de sa robe de chambre.

— Je suis l’inspecteur principal Baumeister, de la Gestapo. Je souhaite vous entretenir d’un sujet important.

Inquiète, la mère de Claire, qui peignait une nature morte au salon, abandonna son chevalet, essuya ses mains couvertes de couleurs sur sa blouse, et rejoignit sa fille.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Rien, maman, c’est privé, répondit Claire en lui faisant signe de s’éloigner.

— Veuillez me suivre, reprit l’homme.

La jeune fille secoua la tête.

— Vous suivre pour aller où ? Je suis journaliste. Vous pouvez me parler ici même, je ne quitterai pas ma maison !

L’homme réfléchit un court instant, puis acquiesça.

— Je vous débarrasse de votre imperméable ? lui proposa-t-elle.

— Non, non, merci. Je ne m’en sépare jamais.

Elle l’introduisit dans la cuisine, loin des oreilles de sa mère, l’invita à s’asseoir sur un tabouret et lui servit un verre d’eau.

— Que puis-je faire pour vous ?

— Un petit effort, Fräulein Lagarde.

— Un effort ?

L’homme toussa dans son poing, puis s’expliqua en la regardant droit dans les yeux comme pour un interrogatoire :

— Les dépêches que vous adressez à votre journal comportent des insinuations qui indisposent les autorités. Il est évident que nous ne souhaitons nullement nous immiscer dans vos affaires, ni restreindre votre liberté d’expression, mais il serait vraiment dommage que vos rapports avec le régime s’enveniment à cause de quelques mots déplacés.

— Des mots déplacés ? répéta-t-elle en fronçant les sourcils. Qu’insinuez-vous par là ?

— Votre article intitulé « La cavalerie noire » contenait des propos désobligeants.

— Ah, bon ? Et de quoi s’agit-il exactement ?

L’homme sortit de sa poche une copie de la dépêche envoyée par Claire à sa rédaction. Plusieurs phrases étaient soulignées au crayon rouge.

— Vous surveillez nos dépêches ? s’exclama-t-elle, feignant l’étonnement.

— Nous avons mis sur pied, à la poste de Charlottenburg, un service de contrôle et de censure. Tout est surveillé, Fräulein Lagarde. C’est la règle.

— Ah ! la règle… Et que me reprochez-vous exactement ?

L’homme brandit sa pièce à conviction et, d’un ton inquisiteur, formula ses griefs :

— Vous prétendez dans votre article que la victoire de Jesse Owens constitue « un défi lancé à Hitler »… Cela ne se dit pas : nul ne défie le Führer. Certes, nous sommes dans un pays libre et nous ne voulons pas d’histoires avec les journalistes, surtout pendant le déroulement des Jeux, mais il faut que les correspondants étrangers comprennent aussi qu’ils sont nos invités et qu’ils nous doivent, par conséquent, respect et courtoisie…

Claire haussa les épaules. Pour se donner du courage, elle se versa un verre de Bowle, une boisson berlinoise alcoolisée, qu’elle but à grands traits.

— Mais enfin, protesta-t-elle d’un ton calme mais ferme, je n’ai fait qu’exprimer une opinion. Vous voulez me juger pour une simple opinion ?

— Votre opinion est lourde de conséquences, Fräulein Lagarde. Elle laisse supposer que nous sommes un régime raciste, ce que nous ne sommes pas.

Claire pointa l’index en direction de son interlocuteur :

— Voyez : vous venez à votre tour d’émettre une opinion que je suis libre de partager ou pas…

L’homme maîtrisa la colère qu’il sentait monter en lui.

— Je n’ai pas de temps à perdre, Fräulein Lagarde. Tout ce que je suis venu vous dire, c’est qu’il est préférable pour la suite de votre carrière en Allemagne que vous vous absteniez d’employer des termes blessants à l’égard du régime et de notre Führer. Etiez-vous à la réception organisée par le Dr Goebbels la veille de l’ouverture des Jeux en l’honneur des journalistes ?

— Vous n’ignorez sans doute pas que j’y étais.

— Le Dr Goebbels vous a bien fait comprendre dans son allocution que l’Allemagne ne nourrit que des intentions pacifiques. Il a clairement demandé aux présents de reproduire leurs impressions sur le national-socialisme sans préjugés, dans un esprit vraiment olympique !

— C’est précisément ce que je fais ! rétorqua-telle d’un ton ironique. Où est le problème ?

— Nous avons une image à préserver, Fräulein Lagarde, et nous ne permettrons à personne, à personne, vous entendez, de la ternir !

— Dois-je considérer votre message comme une menace ?

— Prenez-le comme vous voulez, répliqua l’homme d’un ton sec.

Il se leva brusquement, ajusta son imperméable et sortit sans saluer. « Sale type ! » dit Claire à voix haute en claquant la porte. Elle tira le verrou et s’adossa contre le battant en serrant les lèvres. Elle avait certes réussi à tenir tête à son censeur, mais elle se sentait blessée, humiliée même, d’avoir eu à se justifier devant lui. Que faire ? Affronter la Gestapo était suicidaire, céder à son chantage ne l’était pas moins. Elle regarda ses mains : elles tremblaient. Etait-ce la peur ou la colère ?

— Que te voulait-il ? lui demanda sa mère de derrière son chevalet.

— M’intimider, soupira Claire.

Ursula haussa les épaules.

— C’est bien mal te connaître, ma fille !

 

La nuit venue, la Française se rendit à pied au Quasimodo, histoire de se changer les idées. En chemin, elle se retourna cent fois pour vérifier si elle n’était pas suivie. « Surtout, ne pas céder à la paranoïa », pensa-t-elle en s’efforçant de garder son calme. Une fois à l’intérieur du café-concert, elle se sentit revivre. Oskar vint à sa rencontre.

— Claire ! Comment se passent les Jeux ? s’exclama-t-il en l’embrassant comme une amie de longue date.

— Une véritable symphonie en noir ! répondit-elle, enthousiaste.

— Et la France ?

— Nos résultats ne sont pas brillants ! On se demande ce que nous attendons pour aller chercher dans nos colonies les sujets qui représenteront dignement la France en attendant que la nation française veuille bien consentir à s’occuper de sa propre santé ! Il faut le reconnaître : les athlètes noirs sont, par la taille, la perfection des formes et les dons, supérieurs aux athlètes blancs.

— Comme vous y allez !

Claire s’attabla.

— Qu’avons-nous au programme de ce soir ?

— Officiellement, Beethoven.

— Et en pratique ?

— Duke Ellington et Fats Waller ! Mais laissez-moi auparavant vous présenter un ami du Liban.

Pierre Gemayel s’avança et salua la journaliste qui l’invita à s’asseoir en face d’elle. L’homme était simple et direct. Dans un français correct – pimenté par un irrésistible accent qui faisait rouler ses r et rendait ses phrases plus chantantes –, il lui expliqua les raisons de sa présence à Berlin, tout en déplorant l’absence de son pays qui n’avait pas jugé utile de participer aux Jeux. Elle lui avoua n’avoir jamais visité le Liban, mais connaître le pays du cèdre à travers les relations de voyage de Flaubert, Lamartine et Nerval.

— J’ai un service à vous demander, fit-il tout à coup, l’air un peu gêné.

— Je vous en prie, répondit-elle en coinçant entre ses lèvres une cigarette que le jeune homme s’empressa d’allumer.

— J’ai écrit un article sur les Jeux que je souhaite publier dans L’Orient, un quotidien francophone qui paraît à Beyrouth. J’aimerais vous le soumettre avant de l’envoyer. Vous savez, je ne suis pas journaliste, je n’ai pas votre expérience… Pourrais-je vous le lire ?

— Avec plaisir, répliqua Claire, à la fois amusée par l’enthousiasme du Libanais et flattée par sa démarche.

Pierre Gemayel s’éclaircit la gorge et commença sa lecture :

 

Je ne vous ferai pas un compte rendu détaillé de la fameuse journée d’inauguration des jeux Olympiques 1936, les agences télégraphiques et les agences de presse vous auront certainement inondés de détails.

Je vous ferai part de quelques sensations :

Il y avait dans cette merveilleuse construction qu’est le stadium de Berlin 100 000 spectateurs.

Sur les terrains, devant la tribune officielle, 4 000 athlètes, représentant 49 nations, ont prêté serment.

Il y avait sur le mât olympique tous les drapeaux des pays participants. Le nôtre n’était pas là : il ne flottait pas avec les autres.

Encore une fois, nos gouvernements auront failli à leurs devoirs en mésestimant le sport ou en le sous-estimant.

Envisager une participation du Liban à Berlin ?

Exhiber des biceps et des pectoraux libanais ?

D’abord à quoi cela pouvait-il rimer ?

Ensuite, des centaines de sportifs à expédier en Allemagne ?

Non, le budget libanais ne pourrait supporter ce luxe…

Si on pouvait comprendre dans nos sphères gouvernementales que le nombre d’athlètes à présenter n’importait pas…

Si on pouvait admettre le principe d’une représentation, d’une participation effective, nous aurions fait comme bien d’autres pays qui n’étaient représentés que par un ou deux athlètes… mais qui avaient leur drapeau au bout du mât olympique.

Je rappellerai, pour appuyer mon point de vue, cette phrase prononcée par le baron Pierre de Coubertin, rénovateur des jeux Olympiques : « L’important aux jeux Olympiques n’est pas d’y gagner, mais d’y prendre part ; car l’essentiel, dans la vie, n’est pas tant de conquérir que de bien lutter  1 . »

 

Ayant terminé son texte, il posa sa feuille et interrogea Claire du regard.

— Très bien, lui dit-elle. C’est limpide et franc. Et puis, j’aime bien le patriotisme qui vous anime, cette image du drapeau libanais qui aurait dû flotter en haut du mât olympique. Ma seule réserve concerne le dernier paragraphe de votre article…

Pierre Gemayel fronça les sourcils.

— Vous voulez parler de la référence au baron de Coubertin ?

Claire lâcha un rond de fumée.

— Oui, répliqua-t-elle. Le baron n’est plus la référence que vous croyez.

 

Vers 22 heures, Oskar se grima et commença son récital. Claire s’accouda sur la table et, appuyant le menton sur sa paume, dévora le pianiste des yeux. Cet homme était habité par la musique : il dodelinait de la tête et bougeait les épaules au rythme des morceaux qu’il jouait, comme s’il vivait intensément chaque mélodie qui sortait de son instrument.

In my solitude, you haunt me

With reveries of days gone by

In my solitude you taunt me

With memories that will not die…

 

In my solitude, I’m praying

 

Dear Lord above,

Send back my love,

Dear Lord above,

Send back my love…

La ritournelle de Duke Ellington enflamma le public, constitué de jeunes rebelles ou de vieux nostalgiques heureux d’écouter du jazz pour oublier leurs soucis et les discours de leurs dirigeants. « Bis, bis ! » s’écria Claire, les mains en porte-voix. Oskar lui lança un regard complice et, s’approchant du micro, annonça à l’auditoire :

— Permettez-moi de dédier cette chanson à une amie française qui se reconnaîtra !

Claire leva la main en rougissant. Oskar mit tout son coeur dans le morceau qu’il rejoua.

1- L’article sera effectivement publié dans L’Orient du vendredi 14 août 1936.