Où l’on voit Jesse Owens se mesurer à Luz Long
Jesse ôta son survêtement et se dirigea vers le sautoir. En cette journée du 4 août, il se sentait en pleine forme : le matin même, il avait participé à la troisième série du 200 mètres et l’avait remportée en 21 secondes 1/10, record olympique, avec sept mètres d’avance sur le Canadien McPhee. Il regarda autour de lui : une quarantaine de concurrents étaient engagés dans l’épreuve du saut en longueur dont la limite de qualification était de 7,15 mètres. « Un jeu d’enfant », se dit-il en songeant à sa victoire éclatante d’Ann Arbor où il avait battu le record du monde avec 8,13 mètres. Un athlète attira son attention : Luz Long, son plus redoutable concurrent dans l’épreuve, un Aryen typique avec ses mèches blondes tombant sur le front, ses yeux clairs, son corps sec et robuste.
— Jesse Owens, USA, annonça le micro.
L’Américain sursauta. « Déjà ! » Absorbé par ses observations, il avait oublié de prendre ses marques ! Que faire ? Protester ? C’était sa faute. Demander de passer en dernier ? Il était trop tard. Il prit position en bout de piste, s’élança à grandes enjambées mais, au moment de sauter, mordit d’un pied. Le juge leva le drapeau blanc. « La prochaine sera la bonne », marmonna Jesse, déçu, en serrant un poing. Au deuxième essai, il mordit encore. Inquiet, il sortit de la fosse de réception en secouant la tête et s’épongea le front avec sa serviette. Un dernier essai. S’il le manquait, il était tout simplement éliminé. La honte !
— Pose ta serviette avant la planche d’appel, fit alors une voix dans son dos.
Jesse se retourna : c’était Luz Long.
— Je te demande pardon ? demanda-t-il, croyant avoir mal entendu.
— Recule tes marques de trois pieds et prends ton appel soixante centimètres en arrière de la planche à l’aide de ta serviette, lui conseilla l’Allemand dans un anglais approximatif. Tu seras sûr ainsi de ne plus « mordre »…
Owens remercia son adversaire d’un sourire et, sans discuter, s’exécuta.
— 7,15 mètres, annonça le juge.
Jesse Owens poussa un soupir de soulagement. Troisième saut enfin réussi. Mais de justesse : à un millimètre près, il était éliminé. Il s’approcha de Luz Long et lui donna une tape amicale dans le dos :
— Merci, champ !
Le jour même, à 16 h 30, la finale de l’épreuve de saut en longueur se déroula dans un stade comble. Averti du succès probable de Luz Long, Adolf Hitler s’installa dans la tribune officielle au milieu des acclamations. Jesse Owens se présenta devant le sautoir. « Ne plus mordre, surtout », se dit-il, bien déterminé à ne pas réitérer les erreurs du matin.
Au premier essai, Luz Long, soutenu par cent mille spectateurs, franchit 7,54 mètres. Le Japonais Tajima réussit 7,65 mètres. Owens s’élança à son tour, s’envola et atterrit à 7,74 mètres.
Au deuxième essai, Long progressa et réalisa un bond de 7,74 mètres. Owens répliqua par un saut de 7,87 mètres.
Au troisième, l’Allemand réussit 7,84 mètres ; l’Américain se contenta de 7,75 mètres.
Au quatrième, Long fit un saut de 7,73 mètres ; Owens mordit.
Au cinquième essai, Luz Long fit un bond de 7,87 mètres, pulvérisant le record d’Europe de la discipline. Sûr de sa victoire, il sortit de la fosse de réception, se dirigea vers la loge présidentielle, se mit au garde-à-vous et leva le bras droit en direction du Führer qui répondit à son salut avec le sourire. Devant les caméras de Leni Riefenstahl, Owens prit alors position en bout de piste. Il se courba, essuya ses mains moites sur ses hanches, leva le coude gauche en arrière, regarda fixement devant lui et s’élança. Arrivé à la limite de la planche d’appel, il bondit à cloche-pied, s’envola comme d’un tremplin, plana, les bras levés, la jambe gauche en avant, suivie de la droite, comme s’il pédalait en l’air, puis, les bras et les jambes en avant, atterrit à 7,94 mètres. Ses pieds s’enfoncèrent dans le sable, il se laissa basculer.
La foule retint son souffle. Luz Long fit une dernière tentative, mais, déstabilisé par la puissance de son adversaire, rata complètement son appel. Survolté, Owens termina en beauté avec un bond prodigieux de 8,06 mètres. Le stade se tut. « Est-ce par respect ou incrédulité ? » se demanda Leni en filmant le silence.
C’est alors que l’Allemand, dans un magnifique geste de fair-play, s’avança vers l’Américain, lui serra la main et l’entraîna vers les tribunes. « Jez Owens ! Jez Owens ! », scanda-t-il en faisant signe à la foule de l’imiter. Cent mille spectateurs debout hurlèrent aussitôt après lui : « Jez Owens ! Jez Owens ! » Leni Riefenstahl se pinça pour s’assurer qu’elle ne rêvait pas.
Au moment de recevoir sa médaille, Jesse Owens monta sur la première marche du podium. En survêtement blanc, la tête cerclée d’une couronne de feuilles de chêne, il écouta fièrement l’hymne national américain en faisant le salut militaire. Sur la deuxième marche, Luz Long exécuta le salut nazi. De son promontoire, Jesse chercha Hitler du regard : il ne le trouva pas.