Où l’on voit Göring accueillir Charles Lindbergh
L’homme descendit de l’avion et se dirigea vers le comité d’accueil aligné sur le tarmac. Il était grand, mince, et avait les cheveux blonds coupés en brosse. Vêtu d’un extravagant uniforme bleu et pourpre, le général Göring s’avança vers lui, les bras en avant.
— Bienvenue, monsieur Lindbergh ! s’exclama-t-il d’une voix tonitruante.
— Très heureux de vous rencontrer, répondit l’aviateur en souriant. Je vous remercie de votre invitation à la cérémonie d’ouverture des Jeux.
— Il n’y a pas que les Jeux, mon cher ami, l’informa le « gros Hermann » en lissant de la main ses cheveux gominés que le vent avait redressés. J’ai des choses encore plus importantes à vous montrer !
Sans tarder, il emmena Charles Lindbergh au ministère de l’Air. Après une brève collation, il lui montra une vaste carte murale de l’Allemagne.
— Que représentent les points rouges ? demanda Lindbergh en croisant les bras.
— Les emplacements des nouveaux aérodromes que nous construisons.
— Combien y en a-t-il ?
— Soixante-dix !
Lindbergh émit un sifflement d’étonnement.
— Pourquoi un si grand nombre ?
— Pour accueillir tous les avions que nous construisons.
Une meute de journalistes fit alors son entrée et assiégea Charles Lindbergh. On le questionna sur tout : son exploit, ses premières impressions, ses projets… Debout au fond de la salle, Claire Lagarde fut tentée de l’interroger sur l’enlèvement de son fils. Le 1er mars 1932, Charles junior, âgé de vingt mois, avait été kidnappé à Hopewell, dans le New Jersey. Dans son berceau, on avait retrouvé un billet signé « B.H. » qui exigeait une rançon de cinquante mille dollars. Bien que le père eût versé la somme à l’insu de la police, le bébé avait été retrouvé mort dans les bois, à quelques kilomètres de sa maison. Deux ans et demi après le crime, un immigrant allemand nommé Richard Hauptmann avait été arrêté à New York. Le criminel, chez qui était cachée une partie de la rançon, avait été jugé, condamné et exécuté… Mais, par pudeur, la Française se ravisa.
L’après-midi, Göring, Lindbergh et les journalistes se rendirent à l’aéroport de Tempelhof. Le général guida son invité par le coude et le conduisit sur la piste où trônait un magnifique aéroplane équipé de quatre hélices. Orné du sigle Lufthansa, il affichait un svastika sur chaque panneau de son gouvernail.
— Je vous présente le Feld-Marschall von Hindenburg, notre dernière création, dit le ministre avec fierté.
— Impressionnant, commenta Lindbergh en caressant le fuselage de l’engin.
— La Luftwaffe est en perpétuelle innovation, ajouta Göring. Je compte construire plus de 1 500 avions en deux ans.
— Je vous félicite. Un aviateur comme moi ne peut qu’être favorablement impressionné par un tel travail. Mais je crains que l’avion ne soit devenu un instrument de destruction terrible. A moins que les dirigeants ne prennent conscience de leurs lourdes responsabilités, le monde sera condamné à des dégâts irréparables…
Göring toussota, visiblement indisposé par les propos de son interlocuteur. Pourtant, celui-ci était considéré comme l’un des plus fervents partisans du Führer en Amérique. Auréolé de la gloire d’avoir été, neuf ans plus tôt, le premier aviateur à survoler l’Atlantique en solitaire, sans escale, de New York à Paris, au terme d’un vol mouvementé de 33 heures et 30 minutes à bord du Spirit of Saint Louis, il était si respecté que sa sympathie pour les nazis le rendait à peine suspect aux yeux de l’opinion publique.
— Je vous invite à faire un tour à bord de l’avion en compagnie de quelques journalistes, décréta Göring.
— Avec joie, répondit l’aviateur.
Claire Lagarde monta à bord du Feld-Marschall von Hindenburg et s’installa aux côtés de William Shirer.
— Je déteste l’avion, lui avoua-t-elle.
— Alors, que faites-vous là ?
— Voler en compagnie de Lindbergh, ça ne se refuse pas !
L’avion prit son envol et se mit à tournoyer au-dessus de la Wannsee.
— Prenez la place du pilote, proposa Göring à son invité.
L’Américain ne se fit pas prier. Il s’installa aux commandes et, facétieux, se mit à exécuter des piqués très raides qui terrifièrent les passagers. Claire faillit s’évanouir : nauséeuse, couverte de sueur, elle fermait les yeux et serrait les lèvres. La voyant dans cet état, Shirer lui prit la main dans les siennes pour la rassurer.
— Inspirez profondément, lui conseilla-t-il. Ne paniquez pas.
Incapable de se retenir, la Française ouvrit son sac et y vomit.
— Voler en compagnie de Lindbergh, ça ne se refuse pas ! répéta-t-elle, furieuse, en s’essuyant délicatement les lèvres.
L’appareil se posa enfin sur la piste. Une salve d’applaudissements crépita aussitôt à l’arrière : soulagés d’être rentrés sains et saufs, les journalistes laissaient éclater leur joie.
*
La fête était placée sous le signe de l’Antiquité grecque. Vêtu d’un costume blanc, Göring trinquait avec ses invités en riant à gorge déployée. Autour de lui, des nymphettes en pagne jouaient de la lyre ou dansaient d’un pas léger. Eleanor Holm s’approcha du « gros Hermann » et se présenta.
— J’ai appris la nouvelle de votre exclusion, dit-il en lui servant à boire. Je suis désolé que vous ne participiez pas aux Jeux…
— Ce qu’ils m’ont fait est scandaleux, minauda-t-elle. Je n’arrive toujours pas à digérer mon exclusion. Comment ont-ils pu me faire ça ?
Elle prit la coupe de champagne que lui tendait le général et la vida d’un trait.
— Ils m’ont brisée, reprit-elle en essuyant une larme du revers de la main. Je me suis comportée bêtement, c’est vrai, mais je ne méritais pas d’être ainsi punie !
— Que faites-vous actuellement ?
— On m’a proposé de couvrir les jeux pour l’Associated Press.
— Etes-vous bien payée ?
— Pas assez ! Mais je n’ai pas le choix. Je préfère rester à Berlin en tant que journaliste que de rentrer humiliée en Amérique.
— Accepteriez-vous de nager pour moi ?
— Pour vous ? s’exclama Eleanor, interloquée.
— Oui, je compte organiser une autre soirée à thème. Vous pourriez nous proposer un show aquatique, un spectacle très esthétique où vous vous produiriez en tenue d’Eve… Votre prix sera le mien. Qu’en…
Il s’interrompit. Charles Lindbergh venait d’arriver. Il portait un costume de tweed orné d’une pochette blanche. Choquée par l’offre du général, Eleanor Holm en profita pour s’éclipser.
— Magnifique soirée ! dit l’aviateur. On se croirait dans la Grèce antique !
— J’aimerais vous montrer quelque chose qui, j’en suis sûr, vous amusera beaucoup, proposa alors son hôte.
— Encore un avion ?
— Non, non. Suivez-moi !
L’Américain obtempéra et se retrouva bientôt au sous-sol de la résidence de Göring. Trois lionceaux, attachés à des laisses de cuir, tournaient en rond.
— Ce sont mes fauves, déclara le général en arborant un sourire de fierté qui empourpra davantage encore ses joues couperosées.
— Ils sont à vous ? demanda Lindbergh, étonné.
— Oui, j’adore les lions. Ils servent de compagnons de jeux à ma fille Edda. Quelquefois, ils dorment à mes côtés. Généralement, je les garde un an ici, puis je les confie au zoo de Berlin.
Il s’approcha d’un lionceau et lui flatta le cou. La bête se frotta contre ses jambes en grognant de plaisir.
— Voyez, voyez comme il est affectueux, murmura le général, attendri. Je ne…
Il n’acheva pas sa phrase.
— Scheisse !
Charles Lindbergh réprima un sourire : le lionceau venait de pisser sur Göring.