Où l’on voit Goebbels savonner Leni Riefenstahl
— Vous gênez, vociféra le juge arbitre, dégagez !
Guzzi Lantschner, qui filmait les athlètes en compétition durant l’épreuve du lancer de marteau, sursauta. Comment pouvait-on le traiter ainsi ?
— C’est pour le film de Leni Riefenstahl, protesta-t-il. Nous avons toutes les autorisations nécessaires !
— Je m’en fous ! Emportez votre matériel et videz les lieux sur-le-champ !
Guzzi battit en retraite. Il rangea sa caméra et alla trouver sa patronne. A sa mine renfrognée, elle comprit que quelque chose de grave venait de se produire.
— Que se passe-t-il ? Des ennuis techniques ?
— Non, le juge m’a chassé !
— Quel juge ? s’exclama Leni, les yeux exorbités.
— Celui du lancer de marteau.
— Je m’en vais lui dire deux mots !
Comme une furie, elle partit en courant et se précipita sur le coupable qu’elle interrompit en pleine action.
— De quel droit arrêtez-vous le tournage, espèce de porc ?
— Surveillez vos propos, Fräulein Riefenstahl, répliqua le juge en levant l’index. Il nous est insupportable d’être gênés par vos techniciens… Laissez-nous faire notre travail !
— Et vous, laissez-nous faire le nôtre !
— Je n’ai pas d’ordres à recevoir de vous. Et je m’en vais déposer une plainte contre vous pour injures !
— Osez et je vous traîne par les oreilles jusqu’à la loge du Führer !
Craignant l’escalade verbale, Guzzi jugea opportun d’intervenir :
— Calme-toi, Leni. Je me reculerai pour filmer, ce n’est pas grave…
— Si, c’est grave, hurla-t-elle. Je ne peux plus travailler dans ces conditions !
Sans tarder, Leni alla trouver Goebbels dans son bureau au ministère.
— Ce qui se passe est inadmissible, commença-t-elle, furieuse, sans le saluer.
Le ministre garda son sang-froid. Il savait la cinéaste émotive et ne souhaitait pas une nouvelle dispute dont les échos, à n’en pas douter, parviendraient au Führer.
— Ce sont vos agissements qui sont intolérables, répliqua-t-il, les mains croisées derrière la nuque. L’incident avec le juge est honteux. De quel droit insultez-vous ce pauvre homme ?
— Savez-vous comment il m’a traitée ? Nous avions un pacte, respectez-le !
— Le pacte stipule que vous filmiez sans gêner le travail des juges. Or, ce n’est plus le cas.
— C’est faux, tempêta-t-elle. J’ai renoncé à de nombreux équipements sophistiqués pour ne pas vous contrarier. N’exagérez pas !
— C’est vous qui exagérez, Fräulein Riefenstahl. Vous n’êtes pas sans savoir que j’ai fait examiner la comptabilité de votre film sur les Jeux.
Goebbels sortit d’un tiroir un rapport d’une quinzaine de pages qu’il brandit d’un geste menaçant.
— Je suis au courant de ce rapport et je le trouve scandaleux ! rétorqua-t-elle. Me faire subir un audit en plein tournage… Vous auriez quand même pu attendre la fin des Jeux !
— Mieux vaut prévenir que guérir. Vous n’avez aucun talent pour bien gérer les deniers publics. C’est un Sauwirtschaft, un désordre digne d’une porcherie ! Vous avez acheté des automobiles et des bateaux à vapeur sans justifier l’utilité de ces achats, vous dépensez trop d’argent à filmer les Américains et les Noirs. Et je ne comprends pas comment vous avez pu prélever deux cents reichsmarks sur le budget du film pour convaincre les parents de ce jeune Grec d’origine russe d’envoyer leur fils à Berlin.
— Le jeune homme a servi de modèle pour le prologue des Jeux. C’est lui qui brandit la flamme olympique…
— Pourquoi lui ? répliqua Goebbels d’un ton ironique. Vous n’avez pas trouvé d’éphèbe parmi les jeunes Aryens des Jeunesses hitlériennes ?
— Ne soyez pas insolent, Herr Doktor. Ce gamin était important pour l’esthétique du film.
— Savez-vous que ses parents le réclament, qu’ils crient au kidnapping ?
— Allons donc ! fit-elle en haussant les épaules. Anatol n’est plus un enfant ; il ambitionne même de devenir acteur…
Goebbels bâilla bruyamment.
— Toutes ces affaires sont regrettables, Fräulein Riefenstahl. Je vais vous imposer un audit mensuel jusqu’à la sortie du film.
Profondément blessée par les insinuations du ministre, Leni le considéra un moment d’un regard méprisant.
— Je ne me laisserai pas faire, riposta-t-elle. Je tiens à mon indépendance… Et puisqu’on parle d’argent, sachez que j’aurai besoin d’un demi-million supplémentaire !
— Ma parole, vous êtes complètement folle ! Vous n’avez aucun sens de l’argent !
— S’il le faut, j’en appellerai directement au Führer !
Goebbels perdit patience.
— Ne me menacez pas ! s’écria-t-il, furibond. J’exige d’abord que vous fassiez des excuses à l’arbitre pour qu’il retire sa plainte. Autrement, je me verrai dans l’obligation de vous renvoyer du stade.
— Faites ce que vous voulez, mais il n’est pas question que je lui présente des excuses !
Le ministre se mit debout et, s’approchant de la cinéaste, lui caressa la joue du revers de la main.
— Ne me désobéissez pas, Fräulein Riefenstahl. Vous avez encore besoin de moi pour financer votre chef-d’oeuvre.
A bout de nerfs, Leni éclata en sanglots, se leva et partit en claquant la porte. Resté seul, Goebbels sortit son journal de sa serviette, prit sa plume et griffonna deux lignes :
J’ai passé un savon à Riefenstahl pour son comportement inqualifiable. Cette femme est une hystérique.
Un sourire sadique lui étira les lèvres.