Où l’on assiste à des départs volontaires ou forcés
Berlin ressemblait à un lendemain de fête. Partout, des balayeurs nettoyaient les trottoirs, décrochaient bannières et drapeaux. Hôtels et restaurants étaient déserts, et le stade olympique n’était plus qu’une vaste cuvette vide. Le Quasimodo venait à peine d’ouvrir ses portes quand Claire Lagarde y pénétra, sa valise à la main. Oskar, qui accordait son piano, vint à sa rencontre et l’embrassa tendrement.
— Où vas-tu comme ça ? lui demanda-t-il, surpris.
— Je rentre à Paris.
— Paris ? s’exclama-t-il, interloqué. Mais pourquoi si tôt ? Pourquoi ne m’en as-tu rien dit ?
— Je viens d’envoyer à L’Auto mon dernier article sur les olympiades. Il s’intitule « L’orchestration nazie des Jeux de Berlin »…
— Tu vas encore t’attirer des problèmes !
— Je le sais, admit-elle en tortillant une mèche de cheveux. C’est précisément la raison de mon départ.
Oskar accusa le coup. Pendant un long moment, il resta silencieux, la tête basse, incapable de réagir. Il commençait à s’attacher à Claire. Il aimait tout en elle : ses yeux, son sourire, ses baisers, le parfum de sa peau… Bien qu’ils fussent issus de deux pays hostiles, séparés par des haines ancestrales, ils avaient tant de choses en commun : une indépendance d’esprit, le refus de la dictature, l’amour du jazz et ce goût des belles choses qu’ils tenaient probablement de leurs mères artistes… Longtemps, il avait cru qu’il ne partagerait jamais sa vie avec une femme, moins par égoïsme que pour préserver sa propre liberté – à moins que la volonté de rester libre ne soit, en amour, une forme d’égoïsme. A présent qu’il l’avait trouvée, elle s’en allait ! Leur relation avait été brève, mais fulgurante ; une sorte d’alchimie les unissait, si bien qu’au cours de leurs ébats, où leurs corps s’étaient naturellement imbriqués, sans efforts ni douleur, ils avaient atteint, au même moment, le summum de la jouissance, comme si le plaisir de l’un était au diapason de l’autre et ne dépendait que de lui. Une si parfaite symbiose était trop rare pour qu’il pût se permettre de la sacrifier. Oskar se mordit les lèvres. Que faire ? La suivre ? La retenir ? Il ne sut quelle attitude adopter, soit qu’il fût hébété par la nouvelle, soit qu’il ne voulût pas prendre à chaud une décision qu’il pourrait ensuite regretter. Il s’approcha de Claire et la serra très fort dans ses bras.
— C’était trop court, mon amour, lui murmura-t-il à l’oreille. Trop court, mais si intense !
— C’est vrai, soupira-t-elle en retenant ses larmes.
— Mais ce n’est pas fini, n’est-ce pas ?
— Non, ce n’est pas fini.
La Française l’embrassa sur les lèvres et, après un long moment d’hésitation, détacha sa main de celle du jeune homme, prit sa valise et sortit dans la rue où un taxi l’attendait. Oskar resta coi, les bras ballants, et, incrédule, suivit du regard la voiture qui s’éloignait. Quand elle eut complètement disparu, il se versa un verre d’Old Grand-Dad qu’il avala d’un trait, puis s’installa à son piano et, sans se grimer, se mit à jouer Because of once upon a time de Fats Waller. A mesure que ses doigts couraient sur le clavier, il se figura qu’ils couraient sur la peau de Claire et cette pensée, pour un moment seulement, atténua sa douleur.
Vers midi, Pierre Gemayel fit son apparition, vêtu d’un costume croisé et d’un béret.
— Je pars, annonça-t-il à Oskar. Les Jeux sont terminés, et j’ai enfin obtenu la reconnaissance par la FIFA de la Fédération libanaise de football. Dites-moi mabrouk !
— Mabrouk ? fit le pianiste en fronçant les sourcils.
— Mabrouk veut dire « Félicitations » en arabe.
— Alors mabrouk ! Mais je suis triste que vous partiez déjà, je commençais à m’habituer à vous. A qui vais-je me plaindre des nazis à présent ?
— Pas à moi, j’espère ! s’esclaffa Helmut qui essuyait des verres derrière le comptoir. J’ai déjà eu ma dose !
— Adieu, Oskar, reprit le Libanais en lui remettant sa carte. Voici les coordonnées de ma pharmacie, place des Canons. Vous m’écrirez, n’est-ce pas ?
— Promis ! Bonne chance pour les Phalanges. Mais gare aux dérapages !
— Ne vous en faites pas, mon cher, j’ai bien retenu la leçon. Ce que je cherche, c’est la discipline et le patriotisme, tout le reste ne m’intéresse pas !
Les deux hommes se donnèrent l’accolade. Une fois dans la rue, Pierre Gemayel se retourna vers le pianiste et, à la manière orientale, le salua en posant une main sur son coeur.
— Adieu, cheikh Pierre ! répondit Oskar en l’imitant.
Le soir même, profitant du départ de la presse étrangère, la Gestapo fit irruption au Quasimodo. Armés de haches, des policiers en imperméable démolirent tout sur leur passage et s’acharnèrent sur le comptoir et sur le piano qu’ils réduisirent en miettes. Puis ils menottèrent Oskar et l’embarquèrent à bord d’un fourgon.
— Ce n’est qu’un pianiste, bafouilla Helmut d’un ton suppliant. Et il n’est pas juif, vérifiez !
— Nous avons d’autres choses à lui reprocher, répliqua Baumeister qui dirigeait l’opération. Un mot de plus, et nous t’embarquons avec lui !
Le barman n’insista plus.
Oskar fut longuement interrogé par la Gestapo. On lui demanda une foule de renseignements, on passa sa vie au peigne fin, on retraça son passé depuis le berceau, on vérifia la liste de ses amis, on examina à la loupe le carnet d’adresses trouvé dans sa poche.
— Il paraît que vous fréquentiez une espionne française, fit Baumeister en braquant un projecteur sur les yeux du pianiste.
— C’est juste une journaliste qui travaille pour L’Auto. Ce n’est pas une espionne, croyez-moi.
— Et pourquoi a-t-elle subitement disparu ?
— Je ne savais pas que rentrer chez soi était un crime de lèse-majesté !
Visiblement irrité, l’inspecteur se mit à arpenter la pièce, les mains derrière le dos.
— Des clients nous ont rapporté que vous insultiez régulièrement le Führer, reprit-il.
— Je n’insulte personne, répondit Oskar. Je dis ce que je pense, c’est tout. Est-ce interdit ?
— Ce qui est interdit, c’est de nous prendre pour des imbéciles. On sait que tu es un sale comploteur bolchevique, que tu diffuses des tracts subversifs et que tu fréquentes des espions étrangers…
— C’est faux.
— Nous avons aussi la preuve que tu joues du jazz, alors que tu n’ignores pas que cette musique dégénérée est strictement défendue.
— Je ne suis qu’un pianiste, soupira Oskar.
— Dorénavant, tu ne le seras plus !
Joignant l’acte à la parole, Baumeister dégaina son Parabellum, le retourna et, se servant de la crosse comme d’un marteau, brisa un à un les dix doigts d’Oskar qui hurla de douleur avant de s’évanouir.