25

Où l’on voit Leni Riefenstahl  s’enticher d’un éphèbe

Le Junker 52 se posa à l’aéroport d’Athènes sans encombre. Leni Riefenstahl descendit de l’appareil et se dirigea vers la Mercedes qui l’attendait. Huit hommes de son équipe l’avaient précédée pour commencer à préparer le tournage du départ de la flamme d’Olympie. La chaleur, en ce mois de juillet, était si intense que l’air semblait trembler. Dès qu’elle fut à l’intérieur de la voiture, Leni défit les boutons de son chemisier et s’éventa avec un journal.

— Tourner dans ces conditions sera un cauchemar, confia-t-elle à son chauffeur.

— Vous en avez vu d’autres ! bredouilla-t-il, troublé par sa présence.

 

Vers midi, la Mercedes s’arrêta à Olympie. Selon la légende, ce site avait été choisi par Pélops, fils de Tantale, roi de Lydie, pour y organiser les premiers Jeux dédiés à Zeus. Situé dans la plaine d’Elide, sur la rive droite de la rivière Alphée, au pied du mont Kronion, il accueillait autrefois un sanctuaire et une statue chryséléphantine de Zeus, haute d’une quinzaine de mètres. Leni mit pied à terre, se coiffa de son chapeau, salua machinalement ses collaborateurs qui avaient accouru à sa rencontre et se dirigea vers l’autel sur lequel la flamme olympique devait être allumée. Elle grimaça : l’endroit était d’une banalité affligeante et contrastait avec la majesté d’autres sites grecs comme l’Acropole.

— Où est le bel éphèbe grec que je vous ai demandé de me trouver pour l’allumage de la torche ?

Willy Zielke – celui-là même dont elle avait défendu le film auprès de Goebbels – lui montra du doigt un jeune homme convenablement habillé d’une tenue de sport blanche.

— Lui ? gloussa-t-elle. On dirait un majordome !

— C’est tout ce que nous avons trouvé…

— Décidément, tempêta-t-elle, je dois tout faire moi-même !

Elle commanda à l’équipe de planter les caméras et commença les prises de vue. Mais très vite, elle déchanta. Les coureurs qui devaient se relayer en brandissant la torche étaient happés par les curieux, les vendeurs de souvenirs et les touristes, et les voitures qui circulaient librement sur les routes gênaient le travail des techniciens. Elle décida alors de tourner les scènes ailleurs, loin des routes et des encombrements. Soudain, pendant qu’elle observait la course de relais à l’aide de ses petites jumelles, elle poussa un cri de surprise. Le quatrième coureur à porter la torche correspondait tout à fait au type idéal qu’elle recherchait pour jouer le rôle de l’allumeur de la flamme olympique dans une atmosphère à la fois antique et poétique.

— Amenez-moi ce garçon ! ordonna-t-elle.

Cinq minutes plus tard, l’athlète se présentait devant elle, torse nu et muscles saillants, vêtu d’un short noir moulant. Leni s’approcha de lui, émerveillée, et se mit à le tâter comme on examine un mouton au marché. Elle sentit un désir violent monter en elle. Bien qu’il fût beaucoup plus jeune qu’elle – il devait avoir dix-huit ou dix-neuf ans –, ce garçon brun, bien bâti et hâlé, dégageait une sensualité qui l’excitait au plus haut point.

— Magnifique, s’exclama-t-elle. Parles-tu l’anglais ?

— Je parle un peu le français, marmonna-t-il, ne comprenant pas très bien la raison de l’intérêt subit qu’il suscitait auprès de la cinéaste.

— Comment t’appelles-tu ? lui demanda-t-elle alors dans la langue de Molière.

— Anatol Dobriansky.

— Ce n’est pas très grec comme nom, ironisa-t-elle.

— Je suis fils d’immigrés russes.

— Accepterais-tu de nous accompagner à Berlin ? Je dois parfaire mes images en studio, et j’aurais besoin de toi comme modèle pour le prologue de mon film.

— Pourquoi pas ? répondit-il en haussant les épaules. Mais je dois auparavant demander l’autorisation de mes parents.

Leni n’hésita pas.

— Allons-y !

Elle monta avec le jeune homme à bord de la Mercredes et ordonna au chauffeur de les emmener chez lui. Dix minutes plus tard, la voiture s’arrêtait devant une maison blanche aux volets bleus, située au milieu d’une oliveraie. Les parents d’Anatol étaient à cheval sur les principes : ils accueillirent avec froideur la proposition de l’Allemande. Sans hésiter, la cinéaste sortit de sa poche deux cents reichsmarks et les leur tendit. Le couple se consulta du regard et fini par accepter de lui confier son fils.

 

Le tournage se poursuivit à Delphes, dans les ruines du stade antique construit à l’endroit le plus élevé de la cité sacrée, là où, comme à Olympie, les jeux Pythiens étaient célébrés tous les quatre ans.

— Filme-le encore, filme-le encore ! N’arrête pas de le filmer, il est si beau !

Accroupie près de Willy, Leni veillait à ce qu’il filmât son jeune éphèbe grec sous tous les angles. Anatol se prêtait au jeu, flatté de faire l’objet de tant d’attentions. Insatiable, la cinéaste multipliait les prises de vue malgré la chaleur suffocante : était-ce la joie d’avoir enfin trouvé le modèle qu’elle espérait pour le prologue d’Olympia ou celle d’avoir déniché, là où elle ne l’attendait pas, son idéal masculin ?

Quand, à la fin du tournage, Anatol se retira dans un coin pour se désaltérer, Leni le suivit. Sans crier gare, elle le plaqua contre une colonne et l’embrassa fougueusement sur les lèvres. Le jeune homme ne broncha pas, croyant qu’on filmait encore.