Où l’on voit Claire Lagarde
confrontée à une situation embarrassante
Claire Lagarde héla le crieur de journaux au milieu du boulevard Raspail.
— L’Auto, demanda-t-elle en lui tendant une pièce.
Elle prit le journal et le feuilleta fébrilement à la recherche de l’article qui portait sa signature. Quand elle l’eut trouvé, elle le lut et le relut trois fois, folle de joie. Le rédacteur en chef avait changé le titre initial, allégé le texte et remplacé sa conclusion, mais l’essentiel était là. Chaque fois qu’elle était publiée, Claire éprouvait un bonheur indicible. Certes, L’Auto n’était ni Le Temps ni Le Figaro, mais c’était le premier quotidien sportif du pays : fondé au début du siècle, il bénéficiait d’un vaste lectorat qui s’était élargi à mesure qu’il s’intéressait à de nouveaux sports et couvrait de grands événements, comme les jeux Olympiques ou le Tour de France – que L’Auto avait lui-même créé sur une idée de Géo Lefèvre. Adolescente déjà, Claire aimait écrire, s’occupait de la revue du collège, envoyait des lettres destinées au « Courrier des lecteurs » des principaux journaux parisiens. Elle avait même fondé sa propre feuille, Le Petit Baigneur, entièrement rédigée à la main sur un cahier d’écolier. Ne pouvant l’imprimer, elle en louait l’unique exemplaire à son entourage, pour un jour ou deux, et, avec l’argent récolté, achetait le lot promis au lauréat du concours figurant à l’intérieur. Son entrée à L’Auto n’était pas le fait du hasard. Comme le sport féminin n’enthousiasmait pas les correspondants du journal, qui le jugeaient anecdotique ou mineur, elle avait présenté sa candidature pour combler ce manque et couvrir toutes les compétitions sportives féminines du pays. Elle avait été engagée comme pigiste, mais, bien vite, sa plume et sa disponibilité lui avaient valu les éloges de Jacques Goddet1, le rédacteur en chef, qui n’avait pas tardé à l’embaucher. Pour elle, le journalisme était plus qu’une passion, un sacerdoce, au grand dam de son père qui ne pensait qu’à la marier. Sa mère, quand elle lui rendait visite en Allemagne, se montrait plus compréhensive et l’encourageait à persévérer dans cette voie, bien qu’elle fût consciente que le monde du journalisme était dominé par les hommes. Elle-même avait connu une situation comparable : issue d’une famille aisée de Berlin, elle avait dû affronter les foudres de ses parents qui comprenaient mal sa décision de consacrer sa vie à la peinture…
Claire referma L’Auto et se dirigea à pied vers la clinique de Richard, son mari, située au rez-de-chaussée d’un immeuble cossu du quartier Montparnasse. D’ordinaire, elle n’aimait pas le déranger dans son travail, mais elle ne pouvait résister à la tentation de lui faire lire son article. Elle avait connu Richard Besson alors qu’elle couvrait la dernière étape du Tour de France 1930 remporté par André Leducq. Prise d’un malaise à cause de la chaleur, elle avait réclamé un médecin : Richard avait volé à son secours. Depuis, ils ne s’étaient plus quittés. Son père, bien entendu, avait accueilli avec soulagement la nouvelle de leurs fiançailles : il lui tardait de voir sa fille « casée » et espérait que le mariage l’éloignerait définitivement du journalisme… Installé depuis deux ans dans un bel appartement de la rue Vavin, le couple s’entendait bien : Claire acceptait les absences de son époux, justifiées par les impératifs de son métier, Richard encourageait sa femme à s’imposer comme journaliste sportive.
La porte de la clinique était fermée. « Etrange, se dit-elle en triturant nerveusement une boucle de ses cheveux. Où peut-il bien être ? » Elle frappa deux ou trois fois, sans succès. Inquiète, elle sortit dans le jardin et contourna l’immeuble. Elle enjamba un parterre de bégonias, s’approcha de la verrière et colla son nez à la vitre. Elle demeura paralysée d’horreur. Sous ses yeux, son mari et une femme d’un certain âge, à demi nue, se livraient à des exercices qui tenaient plus de la fornication que de l’examen médical. Folle de rage, Claire força la verrière qui se brisa en mille morceaux, et, sans craindre de se blesser, sauta à l’intérieur du cabinet, se précipita sur la maîtresse de son mari et se mit à la rouer de coups. Richard ne réagit pas, tétanisé par la surprise.
— Arrêtez, laissez-moi vous expliquer ! glapit la femme.
Claire s’arrêta. Cette voix ne lui était pas étrangère.
— Vous ? rugit-elle, interloquée.
La femme en question était une voisine, Clémence Coulonges, épouse d’un éminent magistrat à la Cour de cassation. Elle l’avait croisée à maintes reprises dans l’escalier et lui avait souvent parlé – des problèmes de l’immeuble, de la concierge, de la pluie et du beau temps – sans jamais se douter que sous ce visage austère une briseuse de ménage était à l’oeuvre.
Claire chercha des yeux les vêtements de Clémence, éparpillés aux quatre coins de la pièce. Elle s’empara d’un escarpin et, d’un pas décidé, sortit de la clinique. Echevelée, elle gagna le domicile de l’infidèle et tambourina à sa porte. Le président Coulonges la reçut en robe de chambre.
— Quel bon vent vous amène ? commença-t-il, surpris, en lui faisant signe d’entrer.
— Savez-vous où se trouve votre femme ? lui demanda-t-elle, les yeux injectés de sang.
— Chez une amie, pourquoi ? Lui serait-il arrivé malheur ?
— Votre chère épouse vous trompe avec mon mari, articula Claire. Je viens de les surprendre en flagrant délit !
D’un geste brusque, elle lui remit la chaussure qu’elle avait à la main.
— Si elle rentre avec un seul escarpin, vous aurez la preuve que je ne vous mens pas !
Elle pivota sur ses talons. A peine le seuil franchi, elle se retourna vers son voisin et lui lança avec une vulgarité qui ne lui ressemblait pas :
— Moi, je me tire. Je ne resterai pas une seconde de plus avec l’homme qui culbute votre femme !
Le magistrat demeura hébété, comme s’il s’éveillait d’un songe.
1- Rédacteur en chef du journal L’Auto en 1931, Jacques Goddet (1905-2000) fut aussi le directeur du Tour de France (1936-1987) et le fondateur de L’Equipe (1946).