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Où Jesse Owens apprend une nouvelle inattendue

— J’ai quelque chose à t’annoncer, dit Ruth.

Jesse Owens grimaça. Quand Ruth Solomon fronçait ainsi les sourcils, c’est qu’une grave préoccupation la tourmentait. Depuis leur première rencontre, sur les bancs de la Fairmount Junior High School (il avait alors quinze ans, elle, treize), il avait appris à interpréter chacune de ses attitudes. Rapidement, il était tombé sous son charme : avec sa peau cuivrée, ses cheveux tressés, ses yeux malicieux, ses lèvres charnues et son élégance naturelle, Ruth ne passait pas inaperçue. Subjugué par sa beauté, il avait commencé par lui adresser des mots doux grâce à la complicité de sa soeur, qui était en classe avec lui, puis s’était mis à lui porter son cartable, avant de l’embrasser sur la bouche, un soir, sous un porche, loin des regards indiscrets.

— Est-ce une bonne ou une mauvaise nouvelle ? fit-il, en prenant un air décontracté pour dissimuler son inquiétude.

— Bonne et mauvaise à la fois.

Jesse ne connaissait qu’une nouvelle qui fût « bonne et mauvaise à la fois ».

— Tu… tu es enceinte ?

— Oui, balbutia Ruth en baissant les yeux.

Jesse Owens demeura sans voix, partagé entre la joie de savoir que la fille qu’il aimait portait le fruit de leur amour et la peur d’avoir à assumer la responsabilité d’être père. Comment, à son âge, subvenir aux besoins d’une famille alors qu’il travaillait jour et nuit pour assurer sa propre survie ? Et comment annoncer la nouvelle à ses parents et, pis encore, à ceux de Ruth qui étaient encore plus conservateurs que les siens ? Il se sentit défaillir. Ruth se colla contre lui et blottit sa tête contre sa poitrine.

— Tu ne me quitteras pas, n’est-ce pas ?

— Bien sûr que non, Ruth. Tu sais bien que je t’aime. Mais qu’allons-nous devenir ? Que dira ton père ? Il pourrait me tuer !

— Ne dramatise pas les choses. Je continuerai à vivre chez mes parents jusqu’à ce que tu sois en mesure de te charger d’une famille. Je te rendrai visite chaque jour et toi, de ton côté, tu continueras à bosser et à courir… Qu’en dis-tu ?

— Et les études ?

— Je laisse tomber. Je travaillerai dans un institut de beauté pour gagner un peu d’argent.

Jesse se sentit ému par l’attitude de Ruth. Il l’enlaça avec délicatesse pour ne pas « étouffer » leur futur bébé.

 

Par crainte du scandale, les deux amoureux, âgés de dix-huit et seize ans, décidèrent de se marier sans tarder. Mais où aller ? David Albritton, le complice de toujours, vola à leur secours.

— Je connais un endroit où le juge de paix accepte de marier les jeunes gens sans l’accord de leurs parents.

— Où ? demanda Jesse, incrédule.

— En Pennsylvanie.

— Tu peux nous y conduire, champ ?

— Let’s go !

Aussitôt, ils louèrent un tacot pour une journée et prirent la route. La cérémonie fut brève : sous le regard de Dave, à la fois témoin et garçon d’honneur, le juge de paix maria le couple pour une poignée de dollars.

— Il ne nous reste plus rien pour fêter ça, soupira Jesse à la fin de la cérémonie.

— J’ai de quoi vous offrir un hot-dog ! répliqua Albritton en vidant ses poches.

Au sortir du tribunal, ils s’arrêtèrent dans un pub et commandèrent un hot-dog qu’ils partagèrent en trois.

— Nous ne pouvons pas nous attarder, murmura Ruth d’un ton suppliant.

— Ne t’en fais pas, nous serons rentrés avant la nuit, dit Jesse. Nous te déposerons à la maison avant d’aller rendre la bagnole à l’agence.

— Et comment rentreras-tu chez toi ?

— En courant !

— Quinze kilomètres ?

— Et alors ? Que ne ferais-je pour toi !

Ruth lui caressa le visage du revers de la main. Elle s’était embarquée, naïvement, dans une aventure qui la dépassait et qui bouleversait déjà sa vie : plus question d’aller à l’école ; ses rapports avec ses parents allaient forcément s’envenimer ; elle ne verrait pas son époux aussi souvent qu’elle le souhaiterait ; elle devrait consacrer le plus clair de son temps à son bébé. Mais elle était prête à assumer tous ces sacrifices parce qu’elle aimait Jesse de toutes les fibres de son être, malgré ses défauts, malgré son appétit insatiable pour les femmes – cette maladie dont certains hommes ne guérissent jamais –, et parce qu’il ne peut y avoir d’amour sans sacrifices.

— Quel nom donnerez-vous à l’enfant ? demanda Dave en essuyant la moutarde qui dégoulinait sur son menton.

— Henry, comme mon père, si c’est un garçon, fit Jesse sans hésiter.

— Et si c’est une fille ?

— Gloria, répondit Ruth.

*

Emma Owens accueillit la nouvelle avec consternation. Elle enleva son tablier, ôta ses lunettes et se prit la tête entre les mains.

— Tu es inconscient, mon pauvre Jesse, murmura-t-elle après un moment de réflexion. Comment feras-tu donc pour subvenir à vos besoins ?

— Je continuerai à étudier pour aller au colledge, répliqua-t-il avec une fausse assurance. Et puis, j’ai beaucoup progressé en athlétisme…

La mère poussa un soupir de lassitude.

— Je sais, mon fils, que tes performances s’améliorent et je suis fière de toi, crois-le bien. Mais je me demande où tout cela peut te mener !

Jesse Owens esquissa un sourire malicieux.

— Aux jeux Olympiques, Momma, aux jeux Olympiques !